Le destin du chromosome Y vu par Le Nouvel Observateur

Rapport du Bureau des Contre-Falsifications, 19 juin 2004.

 

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Objet

Article de Michel de Pracontal: “Une femme pas comme un autre” dans le Nouvel Observateur, 17-23 juin 2004, pp. 20-22.

Contexte

Michel de Pracontal critique un essai de Brian Sykes sur le destin évolutif du chromosome Y [Sykes 2003,2004]. Il dénonce les “fantasmes” créés par la science. Mais se montre lui-même quelque peu imprécis dans le rappel des faits censés mettre fin au fantasme.

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Falsification n°1

“L'affirmation de Sykes [sur la non recombinaison du chromosome Y] est tout simplement fausse: en 2003, presque au même moment que paraissait le livre du généticien d'Oxford, deux articles décisifs sur le chromosome Y paraissaient dans la célèbre revue britannique Nature (19 juin 1003). L'équipe de David Page […] analysait le chromosome en détail et mettait en évidence un type de recombinaison particulier, différent du mécanisme habituel, mais assez efficace pour permettre d'affirmer que l'idée d'un Y moribond était largement exagérée”.

Vérité

L'article de l'équipe de Page (Skaletsky et al. 2003) a mis en évidence la présence de trois classes de gènes (séquences euchromatiques d'ADN) sur le chromosome Y: “X-dégénérés” (anciens gènes du chromosome X devenus non fonctionnels), “X-transposés” (gènes provenant du X dont certains sont encore fonctionnels) et séquences “ampliconiques”. Ces dernières, qui regroupent l'essentiel des 78 gènes survivants du chromosome sexuel masculin, désigne une particularité de celui-ci: la réplication en plusieurs exemplaires des mêmes gènes. Cette réplication assure une protection, notamment des gènes impliqués dans la formation des gonades et la production du sperme.

L'affirmation de Brian Sykes selon laquelle le chromosome Y ignore la recombinaison génétique reste donc vraie: alors que les 22 autres paires de chromosomes se trouvent en deux exemplaires, ainsi que le X chez les femmes (XX), le Y est le seul qui ne peut échanger de matériel génétique avec un homologue. Les gènes “ampliconiques” sont une méthode de protection contre les effets délétères de cette non-recombinaison.

Cette protection est-elle efficace? Sans doute. Mais la découverte de Page et al. na pas fondamentalement remis en cause le principe de détérioration du Y au cours de l'évolution. Depuis que le Y est apparu (voici probablement 300 millions d'années), il a bel et bien perdu des centaines de gènes fonctionnels par rapport au X (avec 78 gènes, c'est le chromosome le plus pauvre du génome humain). Tous les scientifiques reconnaissent ce fait.

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Falsification n°2

Michel de Pracontal écrit: “Quant à la déliquescence du sperme, un examen attentif des données montre quelle n'est rien moins que démontrée (voir encadré). Par conséquent, toute la démonstration de Sykes s'écroule”

Vérité

L'encadré de Michel de Pracontal fait allusion aux études de Carlson et al. (1992) et (sans la nommer) Auger et al. (1995). La première est une méta-analyse de 61 études (14.947 sujets) montrant une baisse de la qualité du sperme (de 113 à 66 millions de spermatozoïdes par éjaculat et de 3,40 ml à 2,75 ml entre 1930 et 1991). La seconde est une étude française portant sur 1351 sujets sains et aboutissant à un résultat comparable (baisse de 2,1% de la concentration en spermatozoïdes et de 0,6% des spermatozoïdes motiles par an entre 1973 et 1992). Selon Michel de Pracontal, “les sujets au sperme de qualité médiocre étaient surreprésentés dans la période tardive” de la première étude. Quand à la seconde étude, faite par le CECOS dans le cadre du don de gamètes: “le recrutement de bénévoles étant devenu difficile, on observerait une baisse de qualité du sperme des donneurs et non de la population générale”. Michel de Pracontal ne cite pas les sources de ces critiques. Dommage. Dans l'exemple du CECOS, les auteurs précisent que leur étude portait sur des sujets sains et fertiles recrutés selon les mêmes protocoles en 1973 et 1992. On ne voit pas le rapport entre la raréfaction des donneurs et la raréfaction de leur sperme.

Michel de Pracontal ne cite pas d'autres études parues sur ce sujet. Dommage, car elles existent. Van Waeleghem et al. (1995) ont trouvé une baisse semblable de qualité du sperme chez les donneurs belges entre 1977 et 1995; Andolz et al. (1999) ont observé une baisse significative du nombre de spermatozoïdes normaux dans les éjaculats de 22.759 sujets (par ailleurs infertiles) entre 1960 et 1996: S.C. Zhang et al. (1999) sont parvenus à la même conclusion à la suite dune méta-analyse de 114 études sur des donneurs chinois (9.292) entre 1983 et 1996; E. Vicari et al. (2003) parviennent à la même conclusion sur des sujets siciliens (716) entre 1982 et 1999; il en va de même pour E.V. Yougnlai et al. (1998) dans leur étude sur 48.968 sujets canadiens entre 1984 et 1996. Enfin S.H. Swan et al. (1997) ont réanalysé les données de Carlsen et al. (1992) avec d'autres méthodes statistiques pour arriver à des conclusions comparables. Une autre méta-analyse de 101 études publiées entre 1934 et 1996 (S.H. Swan et al. 2000) conclut elle aussi à une baisse de la qualité du sperme aux États-Unis et en Europe, avec des différences régionales, mais pas dans le Tiers-Monde.

On voit donc que de nombreuses données convergent pour constater le déclin du sperme: la démonstration de Sykes ne “s'écroule” pas aussi facilement que Michel de Pracontal voudrait le faire croire. Ce qui est vrai, c'est que d'autres études n'ont pas localement confirmé le déclin, dans le Wisconsin (Wittmaack 1992), à New York (Fisch 1996, Saidi 1999, mais confirmation pour la Californie), en Slovénie (Zorn 1999), au Japon (Itoh 2001), à Sydney (Costello 2002) et en Inde (Marimuthu 2003).

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Falsification n°3

Michel de Pracontal écrit: “On peut déplorer qu'un scientifique de ce niveau fasse du sensationnel à bon compte avec des théories dont lui-même pourrait aisément constater le caractère erroné (Sykes connaît très bien David Page et le cite dans son livre). Mais il est aussi intéressant de remarquer que si Sykes tire des élucubrations pseudo-scientifiques de ses fantasmes, ceux-ci sont largement partagés… par les scientifiques eux-mêmes. Le fantasme dune guerre génétique entre les sexes n'est nullement une invention de Sykes. C'est le développement de la théorie du gène égoïste popularisée par Richard Dawkins”.

Vérité

Un “fantasme largement partagé par des scientifiques ”, cela s'appelle une hypothèse. Cette hypothèse heurte peut-être les convictions profondes de Michel de Pracontal, mais la science na évidemment pas à tenir compte de ces convictions (ni d'aucune conviction morale ou idéologique d'ailleurs) pour émettre des hypothèses et les confronter aux faits.

Quant à la “guerre des sexes”, elle a été inventée… par Charles Darwin lui-même, dans son ouvrage consacré à la sélection sexuelle (Darwin 1871, 1999). La naturaliste anglais a le premier mis en évidence la compétition des femelles et des mâles pour l'accès au partenaire du sexe opposé, donc à la reproduction. Le mécanisme de la sélection sexuelle est plus qu'abondamment documenté en ce qui concerne le choix du partenaire et l'investissement parental. Ce qui est certain, en revanche, c'est que Richard Dawkins cité par Michel de Pracontal n'est pas vraiment un auteur de référence sur la question.

Pour une introduction générale à la compétition du sperme en rapport à la sélection sexuelle chez de nombreuses espèces, on consultera Birkhead et Möller (1998) et Birkhead (2001); le même thème chez les oiseaux: Birkhead (1992); chez les insectes Simmons (2001). Pour des articles de recherche récents sur cette question chez l'espèce humaine: Birkhead et al. (2002), Robillard et al. (2003).

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Conclusion

Michel de Pracontal prétend réduire à néant l'argumentation de Brian Sykes. Il le fait sur la base de la mauvaise interprétation dune découverte récente (les gènes ampliconiques du chromosome Y ne se substituent pas à une recombinaison génétique et n'ont pas empêché l'appauvrissement progressif du Y au cours de l'évolution) et dune mauvaise collecte des faits (les études démontrent bel et bien des déclins locaux du sperme, notamment en Europe et aux États-Unis, même sil est impossible de généraliser à toute la planète). Par ailleurs, Michel de Pracontal crée un “fantasme de la guerre des sexes”, dont il se prétend bien sûr le dénonciateur éclairé. Hélas, ce fantasme n'existe que dans son esprit. Tous les biologistes savent que la sélection sexuelle, qui inclut une part de compétition, est un des moteurs les plus puissants de l'évolution et que ses effets se vérifient au niveau génétique.

On retrouve donc dans ce texte un certain nombre de travers habituels des articles scientifiques des médias français: absence d'attention aux faits, ton péremptoire et définitif, préjugé contre certains auteurs ou certaines écoles scientifiques sans analyse sérieuse de leurs travaux.


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Références

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