Chromosome X et intelligence, selon Le Figaro (24 mai 2002)


Rapport du Bureau des Contre-Falsifications, le 25 mai 2002.

Objet

Article de Jean-Michel Bader, “ La femme transmettrait l’intelligence à l’homme ”, , paru dans Le Figaro, 24 mai 2002, p. 13.

Contexte

Il s’agit du commentaire d’un commentaire (pratique habituelle). L’article original est le suivant : Ulrich Zechner, Monica Wilda, Hildegard Keher-Sawatki, Walther Vogel, Rainald Fundele, Horst Hameister, “ A high density of X-linked genes for general cognitive ability : a run-away process shaping human evolution ? ”, Trends in Genetics, 2001, 17, 12, pp. 697-701. Le premier commentaire est paru dans le magazine hebdomadaire New Scientist (23 mai 2002). L’article en question associe un fait connu – un grand nombre de retards mentaux sont liés au chromosome X – et une hypothèse évolutive – les femmes auraient exercé une pression sélective sexuelle dans l’évolution humaine en choisissant les individus mâles les plus brillants pour se reproduire. Le lien entre sexe et intelligence est régulièrement présenté comme un “ scoop ” plus ou moins “ douteux ”, alors qu’il s’agit d’un thème de recherche déjà très exploré. Voir par exemple deux livres de synthèse : Robert Lehrke, Sex Linkage of Intelligence. The X-Factor, New York, Praeger, 1997 ; Geoffrey Miller, The Mating Mind, New York, Vintage, 2001 (2e ed. aug.).

Falsification n°1

Jean-Michel Balder écrit : “ Aucun gène lié au syndrome du X-fragile (associé à de profonds retards mentaux) n’a été isolé ”.

Vérité

Le X-fragile est étudié depuis 1996 par un consortium européen (X-Linked Mental Retardation Consortium) regroupant 5 laboratoires et travaillant sur 200 familles de malades. A ce jour, 23 gènes de retards mentaux ont été identifiés sur le chromosome X. Pour un article de synthèse récent sur la question, cf. Jamel Chelly, Jean-Louis Mandel, “ Monogenic Causes of X-Linked Mental Retardation ”, in Nature Reviews Genetics, 2, sept. 2001, pp. 669-680.

Falsification n°2

Jean-Michel Balder cite la réaction de Michel Duyme: “ ‘De plus, conclut Michel Duyme, par un glissement sémantique inacceptable, les chercheurs allemands passent du pathologique à l'intelligence normale sans avancer de découverte de gènes de l'intelligence normale. Et ils concluent eux-mêmes que les facteurs environnementaux comme l'éducation sont de loin les plus importants pour expliquer le QI !’ ”

Vérité

Le retard mental comme la précocité mentale se mesurent selon les mêmes tests psychométriques. Il n’y a aucune raison de supposer que la variance des résultats aux tests ne corresponde pas à la variance des facteurs biochimiques impliqués dans le traitement cérébral de l’information. Par ailleurs, l’hypothèse évolutionnaire des auteurs était que les femmes ont exercé une sélection directionnelle vers l’intelligence par leur choix sexuel : cette sélection a pu être négative (par exemple, exclusion du pool reproductif des retards mentaux liés au X) aussi bien que positive (par exemple, sélection de partenaires dont la capacité cognitive supérieure à la moyenne ne dépend pas nécessairement des gènes du chromosome X). Enfin, la quasi-totalité des études sur l’héritabilité de l’intelligence (facteur g ou capacité cognitive générale) concluent à une importance prépondérante des gènes, et non de l’environnement (héritabilité variant en moyenne de 40-50 % à 5 ans jusqu’à plus de 80 % à l’âge adulte).

L’intervention de Michel Duyme n’est pas un hasard. Ce psychométricien français, très isolé sur la scène internationale, est l’un des derniers à défendre la thèse d’une influence prépondérante du milieu sur la constitution de la capacité cognitive générale. Son plus récent “ texte de référence ” a été publié en 1999 dans les Proceedings of National Academy of Sciences. Il visait à démontrer que le placement d’enfants à faible QI en milieu favorisé permet des gains de 7,7 à 19,5 points. Cette étude (largement commentée à l’époque dans la presse française) souffre de nombreux biais méthodologiques :

- l’échantillon concerne 65 individus seulement, sans groupe témoin ;

- l’âge moyen du premier test cognitif de référence est d’un peu plus de 4 ans (52,6 mois), ce qui signifie qu’une partie de l’échantillon (âgé de 4 à 6 ans) a été testée avant 4 ans ; or la fidélité test-retest est plutôt considérée comme significative à partir de 5 ou 6 ans, jamais avant 4 ans (surtout pour des enfants “ négligés ” ou “ violentés ”) ;

- avant l’adoption des enfants étudiés, Duyme et al. ont employé le test Terman-Merril de 1959 (non réactualisé et connu pour son instabilité métrique), ainsi que le Bayley et le Brunet-Lézine (qui ne sont pas considérés comme des échelles métriques d’intelligence) ; après l’adoption, ils ont utilisé deux tests standards de QI dont la référence n’est même pas précisée ; la corrélation test-restest n’a donc aucune validité ;

- la variation trouvée par Duyme n’a rien d’exceptionnel. L’héritabilité de l’intelligence est estimée à env. 50 % dans l’enfance, 60 % dans l’adolescence et 80 % au-delà ; les stimulations de milieu permettent logiquement des progrès entre 6 et 14 ans, surtout chez les enfants retirés à leurs parents pour mauvais traitement ;

- l’article de Duyme et al. a été publié à compte d’auteur. Les prestigieux Proceedings of the National Academy of Sciences précisent donc en ouverture (vol. 96, juillet 1999, p. 8790) qu’il s’agit… d’une publicité !

Conclusion du BCF

Outre une erreur factuelle que l’on peut attribuer à la simple méconnaissance du sujet, Le Figaro utilise ici un procédé très classique de la falsification : le recours à un “ expert ” qui, en réalité, représente une voix minoritaire (sinon dissidente) de sa discipline.

 



Qu’est-ce que le Bureau des Contre-Falsifications (BCF) ?