Le CIF (cimetière intellectuel français)

Intellos Ground Zero

Voici quelques temps déjà, au tournant des années 00, Régis Debray parlait de " l'intellectuel terminal " pour désigner la clôture d'une époque commencée avec Zola. La figure si française, et même si parisienne, de l'intellectuel donnant des leçons d'universel et indiquant la direction du monde touchait à sa fin. Sur le marché de l'idée et du sens, les généralités généreuses et génériques ne trouvent plus preneur. Les faits donnent raison à ce diagnostic et l'on peut désormais parler d'intellectuels terminés. La pensée française se porte aussi bien que Jacques Derrida. C'est dire que le panorama des intellectuels contemporains ressemble forcément à un rapport d'autopsie…


Entendons-nous bien : pléthore d'individus font encore profession de penser - d'autant qu'en France, cette activité relève souvent de la fonction publique ou du starsystem médiatique, deux modes appréciables de rémunération. On trouve ici ou là quelques bonnes idées, quelques efforts notables, quelques propos judicieux. Mais rien qui ressemble à une pensée solide, construite, ample, ordonnée sur une lente démonstration devenant l'enjeu de toute une vie. Quoiqu'on pense de leurs oeuvres, la génération des " grands " (Lévi Strauss, Foucault, Deleuze, Bourdieu, Derrida) s'est ainsi lentement effacée sans avoir été remplacée. Leurs épigones manquent de souffle et l'exercice ressemble à la caricature. Au bal masqué germanopratin, BHL se déguise en Malraux et Sartre, Comte-Sponville en Spinoza, Finkielkraut en Péguy, Ferry en Kant, Debray en Saint-Just …


Si l'on se détache des hommes pour observer les idées, ou ce qu'il en reste, au moins plusieurs phénomènes sont à retenir.
La fin des clivages structurants : le PIF a longtemps été séparé en deux camps antagonistes désignant clairement les alliances et les tendances. Droite et gauche, réactionnaire et progressiste, capitaliste et communiste… ces dichotomies ont fait long feu : sur toutes les thématiques émergentes, il n'existe plus d'unité au sein de chaque camp. L'opposition la plus manifeste est devenue celle d'un centre producteur de consensus et de ses périphéries contestataires.


La transformation de l'idéologie dominante : jadis théorisée et organisée de manière assez rigoureuse par le marxisme version Gramsci, l'idéologie dominante est désormais véhiculée par des médias centraux. Pensée molle quoiqu'obligatoire, ayant pour dernier socle un très vague " respect de la dignité humaine ", elle est formée par le consensus majoritaire du moment sur tel ou tel sujet d'actualité.


La compétition des champs disciplinaires et créateurs : l'intellectuel était une espèce hybride, mais possédait généralement une formation de base en philosophie ou sciences humaines. Or, les avis sur l'homme et le monde proviennent de plus en plus soit de la littérature (voir la mode Houellebecq-Dantec, ou Moix-Jardin en version ardisonnisée bas de gamme), soit de la science dure, qui a connu de spectaculaires progrès dans son investigation sur l'homme, l'esprit et la société (voir les textes de Jean-Pierre Changeux, Jean-Didier Vincent, Alain Prochiantz, etc.).


Le déclin des doxa : la " mort des grands récits " qui caractérise la condition post-moderne (Lyotard) a logiquement entraîné la disparition des grands récitants. Leur magistère n'est plus indispensable à la compréhension d'un monde que les médias tendent à compresser en temps zéro sans mise en perspective.

Alain Badiou : De tous les ex (mao, trostko, stalino and co), c'est un des seuls à ne pas avoir baissé le pavillon. Ses charges contre le parlementarisme et le droit-de-l'hommisme, conservent souvent une réjouissante radicalité même si elles confinent parfois au sectarisme. (Dernier livre paru : Circonstances, 2 : Irak, foulard, Allemagne/France, Léo Scheer)

Jean-Paul Baquiast : Animateur des " Automates Intelligents ", il développe une approche originale de la politique et de la géostratégie fondée sur l'évolutionnisme darwinien et les sciences de la complexité. Un exemple de la mort des vieux clivages. (Derniers livres parus Sciences de la complexité et vie politique ; comprendre, Agir, deux vol., Automates Intelligents ; Europe paneuropéenne, superpuissance, Automates Intelligents)

Jean Baudrillard : L'inventivité des années soixante-dix (La société de consommation, Le système des objets, L'échange symbolique ou la mort) s'est érodée et les propos du sociologue se font de plus en plus abscons et gnostiques. Baudrillard fait le pari de la " disparition du réel ", mais cette réalité dont il prétend s'abstraire pourrait bien être plus têtue que lui. (Derniers livres parus : Le pacte de lucidité ou l'intelligence du mal, Galilée, Mots de passe, LGF)

Nicolas Baverez : Ce pur produit de la pensée libérale est plutôt original dans un paysage intellectuel où l'altermondialisme est le credo dominant et où la lutte contre la pensée unique est devenue elle-même une forme de pensée unique. Mais comme la plupart des libéraux, notre historien et économiste n'a pas grand chose à dire au-delà du lamento devant les rigidités de la bureaucratie. (Dernier livre paru : La France qui tombe, Perrin)

Alain de Benoist : Habituellement classé à droite, nouvelle ou extrême, cet auteur toujours marginalisé poursuit une critique de la société marchande qui devrait pourtant en faire une référence des altermondialistes. Une œuvre à l'évolution inattendue, qui a le double mérite de la richesse et de la constance, même si elle tend vers un anti-modernisme systématique pas toujours fécond. (Dernier livre paru : Au-delà des droits de l'homme, Krisis)

Les non-penseurs de la médiacratie


Un certain nombre d'auteurs sont absents de ce panorama alors qu'on s'attendait peut-être à les y trouver. La raison en est simple : après mûre réflexion et lecture de leurs dernières productions, il a semblé que ces grandes têtes molles échappaient définitivement à la catégorie du " penseur " ou d' " intellectuel ", la qualité ou l'originalité de leur prose étant inversement proportionnelle à la surface médiatique occupée. Parmi ces non-penseurs, citons Alexandre Adler, Jacques Attali, Alain Etchegoyen, Max Gallo, Jean-Claude Guillebaud, Jacques Julliard, Axel Khan, Bernard-Henri Lévy, Alain Minc, Jean-Marie Rouart, Philippe Sollers, Guy Sorman…


 

Jacques Bouveresse : En ces temps où la rationalité est mise à mal par la montée en puissance des obscurantismes flattés par la société du spectacle, la rigueur logique de Bouveresse est une plaisante exception. On a pu le constater à l'époque des " impostures intellectuelles " de Sokal-Bricmont ou des thèses en astrologie de certianes cartomanciennes présidentielles. Sa discrétion n'enlève rien à la pertinence du propos. (Dernier livre paru : Essais : Tome 4, Pourquoi pas des philosophes ?)

Jean Bricmont : Le co-auteur d'un essai mémorable sur les impostures de certaines grandes têtes molles hexagonales défend avec clarté et efficacité une tradition matérialiste et rationnaliste que les héritiers de la pensée 68 ont souvent enterré sous le charabia de la déconstruction et du post-moderniste. Son scientisme extrême l'entraîne parfois vers des positions psychorigides. (À l'ombre des lumières : Débat entre un philosophe et un scientifique, Odile Jacob ; Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences, Syllepse)

André Comte-Sponville : Ni Comte ni Sponville pouvait-on lire encore récemment sur les murs de la Sorbonne. Il est vrai que notre philosophe de comptoir se laisse de plus en plus aller à la facilité et délivre sur le monde actuel des propos des propos d'une consternante banalité. Malgré tout, il faut avouer que sa simplicité est quelque fois appréciable face au jargon postmoderniste. (Dernier livre paru : Le capitalisme est-il moral ?, Albin Michel)

François Dagognet : Ce matérialiste technophile convaincu a développé une approche originale du vivant et de la médecine qui trouve en notre époque de clonage et d'OGM une intéressante actualité (Dernier livre paru : Le catalogue de la vie, PUF)

Régis Debray : L'inventeur de l'i.t. (intellectuel terminal) sait parfaitement de quoi il parle. La forme classique et élégante de ses essais masque difficilement leur absence de fond. Malgré un certain courage politique et une grande lucidité sur lui-même, notre rhéteur gaullo-mitterrando-guévariste a mal franchi le millénaire. (Dernier livre paru : Le plan vermeil, Gallimard)

Luc Ferry : Ayant été rapidement éjecté de son strapontin ministériel, ce gendre idéal devrait prochainement retrouver sa place dans les dîners mondains. Il pourra y démontrer à l'envi qu'il n'a rien à dire sur tout. (Dernier livre paru : Le religieux après la religion, avec Marcel Gauchet, Grasset)

Alain Finkielkraut : L'influence conjointe de Martin Heidegger et d'Ariel Sharon semble avoir définitivement endommagé ce cerveau qui ne manquait pas de talent. Son évolution intellectuelle est désormais bloquée dans une pose de déploration continue. (Dernier livre paru : L'Europe et les Juifs, Tricorne)

Marcel Gauchet : Le pilier du Débat poursuit un parcours plein de rigueur et d'intelligence. Son analyse des évolutions du monde moderne manifeste un remarquable esprit de synthèse. Dommage que la critique ne soit pas à certains moments plus constructive et projective. (Dernier livre paru : Un monde désenchanté, l'Atelier)

André Glucksmann : Le vieux-nouveau-philosophe n'en finit pas de pleurer sur les Tchétchènes alors que tout le monde pensait qu'il avait épuisé son stock lacrymal sur les boat people. L'électrochoc du 11 septembre a visiblement perturbé ses derniers neurones actifs et ce preux chevalier de l'Occident assiégé a chaussé les lunettes déformantes du catastrophisme et de l'apocalyptisme. (Dernier livre paru : Le discours de la haine, Plon)

Gilbert Hottois : Quoique bruxellois, ce philosophe est surtout publié et discuté en France. Son approche pluraliste de la bioéthique et sa mise en perspective de la technoscience en font une figure tout à fait intéressante. Une oeuvre à découvrir pour guérir de l'hystérie technophobe. (Dernier livre paru : Qu'est-ce que la bioéthique ?, Vrin)

Marcela Iacub : Cette philosophe et historienne du droit développe une révision courageuse des impensés de nos constructions juridiques, surtout dans les domaines de la sexualité et de la reproduction. Spectatrice ironique des ratés de la révolution sexuelle, elle invite à repenser le statut et la représentation du corps de manière totalement libertaire et décomplexée. (Dernier livre paru : L'empire du ventre, pour une autre histoire de la maternité, Fayard)

Albert Jacquard : On cite pour mémoire ce dinosaure des années kroutchévo-brejnéviennes. Il fait aujourd'hui partie des meubles.

Blandine Kriegel : Elève de Foucault, spécialiste des droits naturels et de l'histoire du droit moderne, cet ex-animatrice des Vendredis de la philosophie sur France-Culture est surtout connue du grand public pour avoir dirigé un rapport hyperconsensuel sur l'école. Bien-penser n'est pas synonyme de penser bien… Sur le reste (Dernier livre paru : L'Etat et les esclaves, Payot)

Serge Latouche : Co-animateur du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste dans les Sciences Sociales), il a développé bien avant la mode altermondialiste une critique radicale du marché, du développement, du progrès et de la technoscience. Cette généalogie d'un pessimisme trop systématique tend malheureusement vers l'utopie. (Dernier livre paru : La Mégamachine : Raison technoscientifique, raison économique et mythe du progrès, La Découverte)

Essais : une rentrée plutôt pauvre


En cas de panne d'idées nouvelles, l'attitude oppositionnelle reste une valeur sûre. Cela tombe bien, c'est aussi une spécialité française : l'islam et les Etats-Unis continuent donc de faire la une des essais du moment. Bien que nos auteurs hexagonaux se défendent vertueusement de souscrire à la thèse du " choc des civilisations " (Huntington), leur approche de l'islam est devenue nettement plus polémique depuis un certain 11 septembre comme en témoignent les essais de Jocelyne Césari (L'islam à l'épreuve de l'Occident, La Découverte), Chadortt Djavann (Que pense Allah de l'Europe, Gallimard) ou Gilles Kepel (Fitna, Guerre au coeur de l'islam, Gallimard).
A la suite des documentaires de Michael Moore et William Karel, l'ami américain, personnalisé en l'occurrence par George Bush fils, continue de faire l'objet d'une fascination-répulsion qu'il s'agisse de sa politique mondiale de puissance et de sa croisade anti-terroriste (Gérard Chaliand, D'une guerre d'Irak à l'autre 1991-2004, Métailié) ou de son insaisissable sociologie politique (Guy Millière, Pourquoi Bush sera réélu ; Ce qui se passera qu'il le soit ou non, Michalon).
Autre thème émergent, a priori plus intéressant : la science et la manière dont elle modifie en profondeur les visions du monde et l'organisation des sociétés. Dominique Babin avait ouvert le bal voici quelques mois en annonçant l'émergence du " post-humain ", dans un essai hélas un peu bâclé (PH1. Manuel d'usage et d'entretien du post-humain, Flammarion). Mieux charpenté, l'ouvrage de Philippe Descamps montre les apories des bouffeurs de clones (Un crime conre l'espèce humaaine ? Enfants clonés, enfants damnés, Empêcheurs de penser en rond), alors que Rosine Chandebois adopte une posture inverse (L'embryon cet inconnu, Age d'Homme). Dans le domaine des sciences appliquées, Bruno Halioua livre une réflexion intéressante sur les conséquences des innovations médicales majeures du XXe siècle (Science et conscience, Liana Levi), tandis que Gilles-Eric Séralini plaide pour une rationalisation du débat sur les OGM (Ces OGM qui changent le monde, Flammarion).

 

Edgar Morin : Ayant surfé habilement sur les théories de la cybernétique et de la complexité, cette figure-type de l'intellectuel touche-à-tout a fini par accumuler poncifs et lieux communs. Son interminable Méthode en est devenue quelque peu obscure et ne sert plus guère qu'à enfoncer des portes ouvertes. (Dernier livre paru : Dialogue sur la nature humaine, Editions de l'Aube)

Philippe Muray : Auteur prolixe de jeux de mots, formules et calembours, ce spécialiste du XIXe siècle a livré une critique féroce du XXIe à travers le portrait d'homo festivus, notre contemporain voué à étaler son néant dans un présent perpétuel. Si le trait pascalien est parfois juste, l'ensemble du propos frise la caricature. (Dernier livre paru : Minimum Respect, Belles Lettres)

Michel Onfray : Cet héritier des cyniques poursuit avec régularité l'édification du " matérialisme hédoniste ", doctrine d'approbation inconditionnelle de la vie et du plaisir. Dommage cependant que ses sympathiques intuitions souffrent d'une telle légèreté intellectuelle et d'une tendance à l'égotisme médiatique. (Derniers livres parus : Féeries anatomiques, Grasset ; La philosophie féroce, Galilée)

Ignacio Ramonet : Le patron du Monde Diplomatique (institution française aussi célèbre que la Sécurité Sociale ou les maisons de la culture) répète de manière obsessionnelle les mêmes antiennes anti-américaines et anti-marchandes depuis trente ans. Leur succès varie selon les modes. (Dernier livre paru : Irak, Histoire d'une désastre, Galilée)

Alain Soral : Il a une tête de boxeur... et on s'en demande parfois s'il n'en a pas aussi l'intelligence. Dénonçant dans une confusion marxo-réactionnaire les méfaits supposés de son temps (communautarisme, pansexualisme et dévirilisation), il joue le rôle du méchant du film que les médias adorent avoir à leur disposition. (Dernier livre paru : Misères du désir, Blanche)

Pierre-André Taguieff : Spécialiste du racisme, du populisme et des extrémismes politiques, cet historien des idées sentait le soufre voici quelques années du fait de sa proximité supposée avec ses sujets d'étude. Mais il s'est refait une virginité depuis en lançant le débat de la judéophobie. Ses essais sont tout à fait admirables de rigueur et de précision. Dommage que les contours de sa philosophie politique demeurent flous. (Dernier livre paru : Le sens du progrès : une approche historique et philosophique, Flammarion)

Emmanuel Todd : Anthropologue fécond des structures familiales, il a remis au goût du jour avec d'autres l'anti-américanisme et l'anti-libéralisme. Cet alter mondialisme assez systématique n'est pas la partie la plus brillante de son parcours. Après avoir prédit l'effondrement du système soviétique, il annonce désormais celui de l'empire américain : est-il encore crédible ? (Dernier livre paru : Après l'Empire : Essai sur la décomposition du système américain, Gallimard)

Tzvetan Todorov : Originaire de Bulgarie, il a conservé de sa jeunesse la phobie du totalitarisme et le goût pour les identités complexes. Si l'individu ne manque pas de finesse, et si sa critique du devoir de mémoire est assez courageuse, ses essais ne sont hélas guère novateurs. (Dernier livre paru : Les abus de mémoire, Arléa)

Alain Touraine : Le consensus a sans doute trouvé son pape avec ce spécialiste de l'égalité-dans-la-différence (et de son contraire). En dehors de la sociologie des réseaux, sa spécialité d'origine, le volume de sa production intellectuelle est inversement proportionnelle à sa densité. (Dernier livre paru : Barbarie et progrès, Alice)

Raoul Vaneigem : L'enragé a les dents cariées et la réédition de ses textes historiques montre que le situationnisme est devenu un conformisme, signe que la société du spectacle est décidément efficace dans l'assimilation de ses contestataires. (Derniers livres parus - rééditions : Banalités de base, Verticales ; Modestes propositions aux grévistes : pour en finir avec ceux qui nous empêchent de vivre en escroquant le bien public, Verticales)

Paul Virilio : Après d'intéressantes analyses du rôle de la vitesse dans l'évolution socio-politique de la modernité, ce penseur s'est encroûté dans une technophobie systématique et hystérique. Dommage. (Dernier livre paru : Ville panique, Galilée)