Arthur Caplan et la neuro-éthique

“ La nature humaine n’est pas statique, elle est toujours en train d’évoluer ”

*

Arthur L. Caplan est professeur de bio-éthique à la chaire du département d’Ethique Médicale de l’Université de Pennsylvanie. Il y est aussi directeur du Centre de Bioéthique. Il est aujourd’hui un des principaux représentants de la nouvelle neuro-éthique anglo-saxonne. Entretien.

*

1. Les progrès scientifiques et techniques autour du gène ont provoqué beaucoup de débats : clonage positionnel, test et thérapie géniques, transgenèse… Mais la bio-éthique ne semble guère intéressée par les neurones. Pourquoi ?

Arthur L. Caplan : Parce qu’il n’y a pas eu d’efforts aussi systématiques et médiatisés pour cartographier le cerveau qu’il y en a eu pour cartographier le génome. Depuis longtemps des personnes sont impliquées dans la réflexion éthique sur l’impact de nos nouvelles connaissances génétiques. Mais on ne trouve pas de grand projet public sur le cerveau en France ou aux Etats-Unis, et les entreprises privées ne s’y intéressent pas non plus. Dès lors, la visibilité des nouvelles connaissances issues de la psychologie, de la neurologie, de la radiologie, de la psychiatrie et des sciences cognitives reste relativement faible. Et donc peu familière aux individus engagés dans la réflexion bio-éthique.

2. Après les progrès enregistrés au cours de la “ décennie du cerveau ”, quels sont selon vous les champs expérimentaux des neurosciences qui risquent de changer notre existence et qui demandent, de ce fait, une réflexion éthique prioritaire ?

Arthur L. Caplan : La capacité à “ scanner ” les cerveaux en temps réel demande une analyse critique et un débat dès aujourd’hui. Le lien entre un gène et un comportement est un peu plus lointain, mais le rapport entre cerveau et comportement est plus actuel. L’information issue des neurosciences va rapidement s’appliquer à des domaines comme le système légal, l’administration de la preuve, les examens d’emploi, la prévention du terrorisme, l’éligibilité à de nombreux postes sensibles dans l’armée ou dans l’espionnage. Quand bien même ces technologies sont loin d’être au point, et c’est le cas, il existera une forte pression pour les utiliser. Par exemple, les techniques actuelles pour détecter un terroriste dans un aéroport consistent à demander aux individus s’ils portent leur propre bagage ou celui d’un autre. Un scanner de cerveau qui détecterait une anxiété anormale, même s’il n’est pas encore très efficace, pourrait être préféré aux méthodes encore rudimentaires.

3. Lire le cerveau avec l’imagerie cérébrale, changer les pensées par stimulation magnétique, réduire les volontés en esclavage par des micropuces… c’est de la science-fiction ou une réalité proche ?

Arthur L. Caplan : Je ne crois pas que les outils seront bientôt assez précis pour lire le cerveau ou même mettre au point un détecteur de mensonge infaillible. Pas plus que je n’imagine voir des personnes soumises à leurs implants. En revanche, je pense bel et bien que les nouvelles générations de médicaments susceptibles de modifier l’humeur, la personnalité ou d’autres qualités personnelles vont poser des questions importantes sur l’identité personnelle, sur le bon usage de ces molécules (âge, durée du traitement, etc.).

4. Tout le monde ou presque accepte aujourd’hui le principe du traitement biochimique des maladies mentales. Pensez-vous que l’époque de l’“ antipsychiatrie ”, notamment inspirée de la psychanalyse, est définitivement révolue ?

Arthur L. Caplan : Au sein de la psychiatrie, il est certain que la biologie est reine et que le traitement par la parole est, sinon mort, du moins moribond. Mais il existe des poches de résistance chez les patients face à l’usage excessif de médicaments, et ce pourrait être le point de départ de critiques sur la nouvelle génération du scanning, de la pharmacogénomique et de l’optimisation par les pilules.

5. Certains avancent que des troubles comme l’hyperactivité de l’enfant avec déficit de l’attention sont surdiagnostiqués. De telles “ épidémies ” serviraient les intérêts de laboratoires pharmaceutiques. Quel est votre avis ?

Arthur L. Caplan : Oui, il y a de beaucoup de profits en perspective et les sociétés pharmaceutiques ont montré un intérêt certain dans l’expansion de leur marché pour ces médicaments. La création de nouvelles pathologies comme la dysphorie post-menstruelle, la vente de Viagra et autres traitements de l’impuissance à de jeunes adultes sains reflètent le fait que les profits guident parfois les diagnostics et que la publicité peut créer la demande.

6. Selon vous, l’amélioration cognitive et émotive par les médicaments pose-t-elle un problème éthique ?

Arthur L. Caplan :Oui, mais uniquement en termes d’accès équitable à ces médicaments. Présumer que ces molécules seront sûres est présomptueux pour le moment. Mais si elles le sont, alors beaucoup de gens, la grande majorité je pense, voudront les utiliser. Mais tous ne pourront se les procurer et on peut assister à une sorte de “ fracture cognitive ” entre riches et pauvres.

7. En effet, certains voient déjà une séparation entre deux populations, les améliorés et les autres…

Arthur L. Caplan : Il est cependant difficile de savoir sir la chance (actuelle) d’aller dans une école bonne mais coûteuse a moins ou plus d’impact qu’une pilule améliorant la mémoire. Il existe déjà d’importantes inégalités dans cet accès aux techniques environnementales, sociales d’amélioration des fonctions cognitives, sans que cela ait empêché une seule société de les utiliser. Je ne pense pas que l’on arrive à une prohibition des boosters biologiques pour cette seule raison.

8. L’hypothèse d’un Etat totalitaire menaçant une population entière ne paraît pas très réaliste, dans nos sociétés. Mais il pourrait exister des pressions économiques ou médiatiques vers une certaine normalité. Qu’en pensez-vous ?

Arthur L. Caplan : La pression la plus forte pour utiliser les techniques d’amélioration cognitive viendra certainement des forces de vente. Ils racoleront la clientèle pour les molécules et les implants à la sortie des écoles comme à celle des bureaux. Les employeurs seront tentés d’inciter leurs salariés à utiliser ces technologies. Et la pression des pairs produira aussi une pression importante pour utiliser les techniques mélioratrices sur ses propres enfants – comment pourriez-vous laisser votre fille ou votre fils sur la touche parce que vous n’aviez pas assez d’argent pour leur acheter un implant ?

9. Un gouvernement démocratique pourrait aussi utiliser ces techniques pour réfréner les comportements violents de criminels. Comment réagiriez-vous ?

Arthur L. Caplan :Je serais d’accord tant que la puce peut être retirée. Ce n’est pas très différent des bracelets électroniques permettant de surveiller les prisonniers en liberté conditionnelle ou en période probatoire. Je pense que certaines applications des neurotechnologies seront plus humaines que les méthodes actuelles consistant à enfermer des individus criminels ou, dans certaines régions du monde, à les exécuter.

10. Dans son essai récent sur la nature humaine, Francis Fukuyama considère que la liberté individuelle en matière génétique ou neurobiologique doit être sévèrement réglementée par la législation. Qu’en pensez-vous ?

Arthur L. Caplan : Fukuyama redoute que la nature humaine soit changée par la technologie et souhaite que l’on restreigne cette possibilité. Je ne suis pas d’accord. La nature humaine n’est pas statique, elle est toujours en train d’évoluer. Qui plus est, nous sommes des animaux technologiques. J’améliore ma mobilité par les avions, les voitures, les trains, les bateaux. Beaucoup d’entre nous utilisent des inhalateurs, des lunettes, des fauteuils roulants, de l’insuline synthétique, des organes greffés, des pacemakers et toutes sortes d’objets. Nous ne nous sentons pas pour autant moins humains. Imposer de sévères limites aux technologies sous le seul prétexte qu’elles nous “ changeraient ” me paraît donc mal avisé. Chaque cas doit à mon sens être examiné en fonction de ses risques et de ses bénéfices.

11. Ronald Dworkin a formulé le principe d’autonomie procréative selon lequel les parents ont le droit de contrôler leur propre procréation sauf si l’Etat a une bonne raison de leur dénier ce droit. Soutenez-vous un principe semblable d’“ autonomie neurocognitive ” ?

Arthur L. Caplan : Je pense que toute personne doit être libre de modifier ou d’améliorer ses états cognitifs pourvu qu’elle soit adulte et responsable. Les technologies qui amoindrissent ou neutralisent des capacités et des aptitudes ne doivent être utilisées qu’après avis juridique et seulement si elles sont réversibles. Les enfants peuvent voir leurs capacités et talents améliorer par des technologiques, mais leur personnalité et leur état émotionnel ne doivent pas être modifiés s’ils ne sont pas pathologiques – ils doivent être libres de choisir eux-mêmes par la suite.


Entretien par Camille François




A lire :

• Arthur L. Caplan (ed.), Who Owns Life? , Prometheus Books, 2002.

• Arthur L. Caplan (ed.), Health, Disease, and Illness: Concepts in Medicine, Georgetown University Press, 2004.