Hyperpolitique de la mutation

 


“ La machine de guerre reforme un espace lisse qui prétend maintenant contrôler, entourer la Terre. La guerre totale est elle-même dépassée, vers une forme de paix plus terrifiante encore. La machine de guerre a pris sur soi le but, l’ordre mondial, et les États ne sont plus que des objets ou des moyens appropriés à cette nouvelle machine ”

Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, Minuit, 1994, p. 525.

 

Introduction

Depuis deux siècles, le système dominant - “ bourgeois-capitaliste ” - a été désigné comme l’ennemi principal par des idéologies ou des régimes très disparates : le capitalisme du premier âge a vu se lever contre lui le romantisme, le traditionalisme, le socialisme utopique et révolutionnaire ; le capitalisme du deuxième âge a provoqué la réaction du syndicalisme révolutionnaire, des anarchismes, des marxismes, du nazisme et du fascisme. Après le siècle le plus meurtrier de l’histoire et alors que le capitalisme entre dans sa troisième époque, un constat s’impose : toutes les résistances furent vaines, toutes les révolutions ont été brisées. Les promesses de libération n’ont souvent apporté que le sang et les larmes. Nous vivons, en Occident et au-delà, dans l’ensemble des sociétés d’origine européenne ou asiatique, le triomphe éclatant du capitalisme.

En l’espace de trois générations, tout a été bouleversé. Avec l’Union soviétique s’est écroulé le dernier grand système alternatif de l’hémisphère nord ; la classe ouvrière comme sujet révolutionnaire-historique a disparu ; les peuples comme entités ethnoculturelles homogènes se disloquent ; les hautes cultures comme véhicules d’une expérience singulière du monde s’effacent ; les vieilles religions comme instances suprêmes de légitimité s’affaissent dans des intégrismes laïcisés ou dans l’œcuménisme fade. Structuré autour de la maîtrise des territoires puis de l’emprise des organisations, le capitalisme enserre désormais la planète de ses flux matériels et immatériels sans rencontrer de résistance notable. Ce technocapitalisme est partout, et dès lors aussi nulle part. Il se veut la totalité du monde en mobilisation, en transformation et en représentation. Et il l’est.

Les lignes qui vont suivre sont tributaires d’une certaine évaluation de ce contexte, c’est-à-dire d’une appréciation à la fois instinctive et raisonnée de notre époque. Livrons la tout de suite, afin d’éviter les équivoques : l’effondrement des vestiges précapitalistes - Églises, États-nations, identités ethniques intactes depuis la proto-histoire, sociétés fermées à évolution lente - est devenue un moment inévitable de l’histoire mondiale et l’acceptation de cet état de fait un moment nécessaire de l’autodépassement (aufhebung) du technocapitalisme et de son idéologie dominante, l’humano-humanisme. Entre 1500 et 2000, l’humanité est passée de 500 millions d’individus regroupés en isolats ethnopolitiques à 6 milliards d’individus placés en interconnexion technologique permanente (80 % de cette évolution quantitative et qualitative s’étant accomplis au cours du seul XXe siècle). Nous ne reviendrons pas sur cette évolution : l’amor fati nous commande d’en finir avec la nostalgie incapacitante de l’avant. Nous sommes nés après.

Il faut par ailleurs apprendre à distinguer deux niveaux, celui du réel et celui de sa représentation. Le technocapitalisme est la réalité du devenir-monde historique, l’humano-humanisme est la représentation actuellement dominante du technocapitalisme. Cette idéologie humano-humaniste est combattue par les Mutants car elle prive la métamorphose moderne de ses accomplissements les plus féconds ; mais le système biocybernétique mis en place par le capital et la technoscience se confond désormais avec notre histoire, avec la réalité de nos existences individuelles. Les Mutants ne combattent pas ce système : ils y survivront. Dans le texte que vous allez lire, vous serez probablement gênés par une incertitude permanente : s’agit-il d’une description, d’une acceptation, d’une contestation, d’une approbation, d’une désapprobation ? Il s’agit de tout cela à la fois. Nous décrivons ce que nous devenons. Nous sommes dedans et dehors à la fois. Nous sommes la schize.

Ces lignes s’adressent donc à tous ceux qui sont suffisamment détachés des anciennes appartenances historiques, idéologiques, ethniques ou religieuses pour envisager leur effacement comme une issue probable et non traumatisante. Les autres, par définition, consacreront leurs efforts à tenter de défendre ou de restaurer ce qui s’effrite sous leurs yeux. Les fils ressemblant plus à leur temps qu’à leurs pères, il semble que notre génération (disons les 20-30 ans) agit et raisonne déjà, pour l’essentiel, selon cet état d’esprit : nourrie au biberon du monde technocapitaliste, elle ne ressent pas comme un manque direct le souvenir d’un autre monde, quand bien même elle se montre sensible aux beautés de certaines époques révolues. Nous sommes les premiers individus sans communauté, les premiers enfants sans père. En cela, nous ne sommes plus les passeurs du passé, mais les fondateurs du futur.

Constater l’extinction d’un monde ne revient pas à nier ou à condamner l’émotion née de cette extinction. L’histoire issue du néolithique a laissé quelques témoignages disparates de la beauté et de la vérité du monde. Mais cette émotion ne vaut que si elle est transmuée en volonté, c’est-à-dire en intuition et construction d’un nouvel ordre plutôt qu’en entretien et nostalgie d’un ordre ancien. Les fractures et contradictions de l’idéologie humano-humaniste ne gagnent à être creusées que si l’on a en tête de construire du neuf sur ses futures ruines. Ce texte ne vise donc pas à garantir une “ solution-miracle ” utilisable à court terme et accessible au plus grand nombre, mais à ébaucher le plan général d’une nouvelle machine de guerre, dont la Mutation sera le nom de code. Il ne s’agit plus de comprendre les ruptures à venir, mais d’être ces ruptures.

L’enjeu vous plaît ? Alors lisez la suite. Et devenez, vous aussi, la machine de guerre mutante, collectif nomade de la troisième hominisation.

Proposition - Au XXe siècle, un demi milliard d’individus ont péri de mort violente. Encore ne s’agissait-il que des débuts de la mobilisation totale de l’espèce humaine : le XXIe siècle promet plus, beaucoup plus.

1. Système

1.1 Phénoménologie : l’Occident comme devenir-monde - Nous entendons par “ système ” le conglomérat des nations occidentales rassemblées dans un ensemble intégré. Cet ensemble est la fois politique et policier, médiatique et militaire, économique et financier. Il est actuellement guidé par les États-Unis d’Amérique. Son fonctionnement repose sur quatre éléments : (1) le capital ubiquitaire, c’est-à-dire la toute-puissance du marché comme outil de mobilisation-rétribution des hommes et de macrorégulation des rapports sociaux ; (2) la pensée tiède, c’est-à-dire le consensus obligatoire autour de l’hypermorale des droits de l’homme, l’égalitarisme compassionnel, l’humano-humanisme comme conservatoire du stock humain ; (3) la violence diffuse et concentrée, c’est-à-dire l’usage de la ruse (médiatisation totale, espionnage civil, contrôle généralisé) et de la force (répression policière et juridique, expédition punitive mondiale) pour s’imposer aux récalcitrants ; (4) le spectacle gratuit, c’est-à-dire le lavage de cerveau permanent par l’appareil de communication (médias et l’industrie culturelle). La plupart des phénomènes socio-historiques perçus par nos sociétés comme désagréments, dysfonctionnements, déclin ou décadence sont des effets primaires ou secondaires de ce système de domination. De tels effets négatifs ne doivent pas conduire à nier des effets positifs (ou jugés comme tels par toute personne sensée) : disparition progressive des famines, satisfaction des besoins primaires des individus, amélioration globale de la santé et de l’espérance de vie, libertés individuelles-formelles plus nombreuses qu’elles ne l’ont jamais été, accroissement phénoménal des connaissances positives, capacité inouie de transformation du réel, etc. Le système n’est pas un voile plaqué sur la réalité (ou une superstructure masquant l’infrastructure) : il se confond avec l’histoire même du devenir-monde - notre histoire, que nous le voulions ou non.

Proposition - Lorsque le mauvais médecin s’attarde aux symptômes, le patient meurt soulagé. Nous ne voulons pas mourir. Surtout pas soulagés.

1.2 Cybernétique : totalité auto-organisée - Le mot “ système ” appartient au jargon romantique-révolutionnaire. Nous l’employons ici dans son sens véritable : il se trouve que ce mot correspond très exactement à la nature du mode de structuration technocapitaliste dans sa troisième époque. Pour la cybernétique et les sciences cognitives, un système se définit comme une totalité auto-organisée ouverte, capable de gérer l’évolution de l’ensemble de ses composantes en les dotant d’un processus informationnel commun. Examinons en détail les éléments de cette proposition. a) Totalité… : dans le système libéral-mondial, les sphères économiques, politiques, militaires et technologique sont interconnectées et interdépendantes ; tout agit sur tout en permanence b)… auto-organisée… : le système n’a pas de centre, mais repose sur un enchevêtrement complexe de sous-systèmes plus ou moins puissants et autonomes qui co-évoluent ensemble ; c)… ouverte… : le système n’est pas un monde clos, mais au contraire un ensemble colonisateur (il a vocation à s’étendre dans l’espace et dans le temps, à tous les niveaux de l’animé et de l’inanimé) et innovateur (son histoire se confond avec une dynamique de création technologique permanente) ; d)… capable de gérer l’ensemble de ses composantes… : toute information (donc, toute nouvelle situation historique) est successivement identifiée, analysée, testée, intégrée (ou désintégrée), selon une procédure que l’on peut résumer à un algorithme, c’est-à-dire une suite logique d’opérations élémentaires visant à résoudre un problème : “ Recherche > Découvre > Analyse > Si exploitable, alors intègre selon critère d’analyse > Si inexploitable, alors oublie ou désintègre selon critère d’analyse ” ; e)… en les dotant d’un processus informationnel commun : la révolution informatique, véritable nerf du capitalisme de la troisième époque, a permis la traduction, la comparaison, la circulation, le stockage quasi-instantanés de la totalité des données captées par le système. L’ancienne domination était un socle à répression intermittente ; la nouvelle domination est un flux à captation permanente qui balaie la planète depuis l’hémisphère Nord. Nous ne sommes pas contre le système, nous sommes dans lui comme le système est dans nous.

Proposition - Ton adversaire te parle, mais tu n’as pas pris le temps d’apprendre son langage. Dommage : il est en train de prononcer ta sentence de mort.

1.3 Médiologie : réalité virtuelle, virtualité réelle - La manifestation la plus évidente de la métamorphose du système a été la montée en puissance du “ quatrième pouvoir ”, les médias au sens large du terme, la mise en place de ce que Guy Debord a précocement nommé la “ société du spectacle ”. L’instauration de cette communication-monde est la condition de stabilité du système par fabrication de consensus provisoires et de langages communs aux individus séparés. Depuis l’invention du télégraphe jusqu’à celle d’Internet, les technologies de communication ont toujours été filles ou esclaves des appareils de domination. Aucune théorie du pouvoir ou du contre-pouvoir ne peut en faire abstraction : nous ne devons pas seulement composer avec le réel, mais aussi et surtout avec la mise en scène du réel. Désormais, il faut passer par le truchement du monde virtuel (information-communication) pour transformer le monde réel (société) ou même, tout simplement, pour pouvoir l’évoquer. Vis-à-vis des éléments instables du système, les médias forment un filtre naturel qui n’a nul besoin d’une volonté perverse pour être efficace. Dès lors que vous émettez une opinion radicalement contraire à l’ordre en place et que vous souhaitez faire partager cette opinion, vous devez par définition utiliser des médias (centraux ou périphériques) pour la répandre. Or, ces médias ne sont pas des outils destinés à votre opinion, mais à toute opinion. Dans la mesure où une opinion contraire au système a toute chance d’être minoritaire, elle sera globalement moins entendue qu’une autre - quand elle pourra être entendue. Par ailleurs, cette opinion est placée en équivalence et en concurrence avec toutes les autres : sa valeur de vérité se mesure uniquement par son efficacité. Nous sommes passés de l’âge pyramidal-autoritaire (pouvoir exercé par l’État-nation sur un peuple et un territoire) à l’âge réticulaire-polaire (pouvoirs déterritorialisés captant les individus dans leur sphère d’influence organisée en réseau). Les phases d’extension technologique du réseau (aujourd’hui Internet et les télés pirates, hier les radios libres) offrent de nouveaux espaces de liberté provisoire, que le système finit en général par contrôler. Entre les mailles de ce réseau forment des friches où stationnent les exclus (non-adaptés), les reclus (non-intégrés) et les rebelles (non-contrôlés). Le maillage réticulaire a vocation à s’étendre à la totalité de l’espace réel ou virtuel, en vue de le transformer en zone lisse de contrôle. Ce contrôle n’est toutefois jamais accompli, et les esprits libres y glissent sans cesse des aspérités (plis) ; c’est justement cela qui fait progresser le système vers toujours plus de complexité.

Proposition - Quand le pouvoir réel est devenu le pouvoir virtuel, la logique de l’affrontement cède la place à l’art du contournement. Oublie les échecs, apprends le go.

2. Idéologie

2.1 Sur l’idéologie dominante (I) : concepts-clefs, idées-verrous - Le système produit une idéologie légitimante qui s’est assurée une position hégémonique au sein de la Nouvelle Classe cognitive, c’est-à-dire l’élite économique, politique, administrative, scientifique et médiatique du monde technocapitaliste. L’idéologie en question a connu de multiples métamorphoses, mais elle se résume au fond à une poignée de croyances fondamentales : ce sont les idées-verrous. Par exemple, “ tous les hommes sont égaux ”, “ l’avenir sera meilleur ”, “ les droits de l’homme sont un progrès ”, “ l’inné est moins déterminant que l’acquis ”, “ seule l’économie de marché peut assurer le bonheur ”, “ l’espèce humaine est une ”, “ il faut faire le bien d’autrui ”, etc. L’humano-humanisme est une idéologie de l’enfermement de l’humain dans l’humain, de réduction du grand au médiocre, dont le but est de maintenir un troupeau solvable au niveau de ses qualités moyennes et exploitables. L’humano-humanisme est aussi devenu une modalité de fixation de la modernité en tradition indéfiniment conservée. Martelée en permanence par les médias de masse, inculquée aux enfants sur les bancs de l’école, cette idéologie humano-humaniste est néanmoins intégrée de manière réflexe par le plus grand nombre. A un certain niveau de pouvoir dans la société, il importe peu d’adhérer véritablement à ces idées : il suffit de faire semblant d’y croire. Et, pour montrer sa bonne foi, de dénoncer ou de réprimer toute personne qui contreviendrait à l’obligation de consensus. Ce faux-semblant - peut-être majoritaire dans les superstructures du monde occidental - est l’aspect le plus répugnant et le plus réjouissant du système. Le plus répugnant : tout ordre humain est composé de girouettes qui se tournent dans le sens du vent ; le plus réjouissant : il suffit d’être le vent pour faire tourner les girouettes.

Proposition - Réapprendre à sentir l’adversaire : celui qui te veut du bien, donc qui pense à ta place.

2.2 Sur l’idéologie dominante (II) : les quatre instincts primordiaux - Aucun système dominant ne se contente de présupposés idéologiques : avant tout, il entreprend de rendre plus forts ceux qui partagent son idéologie. Du point de vue de la psychologie sociale, le système touche ainsi les quatre instincts primordiaux déjà décrits par Tchakhotine comme cibles du viol des foules par la propagande : l’agressivité, la sexualité, l’intérêt matériel immédiat, le désir de sécurité-conformité. Ces instincts sont abondamment rassasiés pour les membres de la Nouvelle Classe cognitive, qui reçoivent en récompense de leurs bons et loyaux services la possibilité d’annihiler leurs concurrents et adversaires, la certitude de se vider les bourses et de se remplir le ventre, le confort de penser la même chose et d’être grassement payé pour cela. Toutes choses dont les adversaires identifiés de ladite idéologie sont plus ou moins privés. Quant aux autres - ni gardiens ni adversaires -, ils sont satisfaits à petites doses : publicités et spectacles donnent l’image du paradis, mais comme les élus sont plus ou moins rares, chacun tend à prendre son voisin pour un obstacle possible sur le chemin du bonheur. S’en plaindre ne sert à rien : les quatre instincts sont inscrits la nature humaine. Le communisme jouait sur la conformité (essentiellement) et sur l’agressivité (partiellement), mais il a trop réprimé les deux autres instincts. La force du technocapitalisme tient à ce qu’il satisfait simultanément les quatre instincts en laissant à chacun une certaine liberté pour choisir sa niche écologique d’épanouissement : les prédateurs s’engageront dans la concurrence ; les jouisseurs dans l’hédonisme ; les profiteurs dans la production rémunérée ou la spéculation ; les grégaires dans la consommation de produits de masse. Comme dans la plupart des systèmes vivants, ce sont les prédateurs qui imposent le rythme de l’évolution.

Proposition - Ne reproche jamais à ton adversaire ce qui te manque. Prends-lui, cela ne te manquera plus.

2.3 Sur l’idéologie dominante (III) : décentrement réticulaire, concentration polaire - L’idéologie humano-humaniste ne procède pas d’un centre ou d’un sommet conspirant à garder le pouvoir : elle fonctionne comme un réseau comprenant des milliers d’entrées. Les éléments du réseau sont d’inégale importance et certains pôles y assurent la diffusion plus massive et le contrôle plus étroit de l’idéologie dominante : par le jeu de la concentration bureaucratique ou capitalistique, l’État et les grandes entreprises transnationales développent ainsi une puissance supérieure aux autres acteurs du réseau. Il en va de même pour l’Église catholique, qui reformule sans cesse son vieux message universaliste comme supplément d’âme des masses décérébrées. Certains nœuds du réseau - comme les sectes et les mafias - savent utiliser l’ubiquité du système pour se répandre tout en inversant ses codes de fonctionnement : ils ne visent pas à relier au monde les individus qu’ils connectent, mais au contraire à les isoler des autres flux signifiants et structurants (contrôle mental de la secte, contrôle physique de la mafia). Au sein de cet ensemble, le problème de l’idéologie humano-humaniste est triple. D’abord, elle s’est fossilisée en discours conservateur : l’humano-humanisme entre peu à peu en contradiction frontale avec l’évolution du système biocybernétique qui l’a sécrété comme légitimité provisoire. Ensuite, l’idéologie comme la religion est nécessaire aussi longtemps que le maintien d’une société l’est : or, le système a besoin d’individus qui n’ont plus besoin de société, qui sont indifférents aux valeurs communes dans leur existence concrète de fonctionnalités du système. Enfin, les idéologies sont sécrétées par des rapports de pouvoir (pouvoir de vie et de mort), et la pluralité de tels pouvoirs au sein du système rend inutile le maintien d’une idéologie unique.

Proposition - Construis ton réseau et laisse croître la friche en toi.


3. Evolution

3.1 Perspective évolutionnaire (I) : Léviathan organique- La définition cybernétique du système n’en donne qu’une vision partielle. Car le système ne fonctionne pas comme un mécanisme, mais comme un méta-organisme : il vit, respire, étend son territoire, repère et traque ses proies, surveille ses prédateurs, soigne ses maladies, produit de l’intelligence et des passions collectives, dotent ses membres d’organes communs de sens et d’expression. Depuis peu, il remplace même les formes “ naturelles ” de vie qu’il a détruites par les siennes, tout droit sorties des laboratoires et mieux adaptées à la nouvelle ère. Ce n’est pas une anecdote : dès lors que la biosphère et la technosphère ont trouvé un langage commun (information), elles sont destinées à fusionner. Ce passage du Léviathan mécanique au Léviathan organique a été rendu possible par la révolution informatique, qui a permis l’interconnexion, en temps réel et en permanence, de l’ensemble des éléments intégrés dans le système (économiques, technologiques ou politiques) et l’a ainsi doté des qualités du vivant : animation spontanée, rétroactions, complexification évolutive, transmissions héréditaires, colonisations territoriales. De même que le corps ne fonctionne que par une communication permanente entre ses éléments génétiques, neuronaux, hormonaux, tissulaires, etc., le système prospère par la mise en relation compétitive ou coopérative de ses éléments constitutifs : ce que l’on nomme homéostasie en biologie (ou régulation de Watt en mécanique). Le terme américain de “ globalisation ” désigne mieux cette réalité que la “ mondialisation ”. Car la nouveauté du phénomène en question n’est pas tant son extension politico-géographique (idée contenue dans la mondialisation), que sa métamorphose interne (idée contenue dans la globalisation). La contestation fait partie intégrante de ce système vivant, dont elle teste les défenses à la manière des microbes qui stimulent les défenses immunitaires. Voir le destin des situationnistes, intégrés en trente ans dans le spectacle qu’ils dénonçaient et même devenus, pour certains, la tête chercheuse de nouvelles formes de mobilisations publicitaires.

Proposition - Les vieux noms du vivant - ethnie, peuple, nation, race, espèce - ne sont que les lettres éparses d’un nouvel alphabet dont tu seras l’élève ou le maître.

3.2 Perspective évolutionnaire (II) : contagion virale, éternel retour des mèmes - Accepter la définition biocybernétique que nous donnons du système conduit à accepter l’idée que nous en sommes parties intégrantes et cela d’autant plus que nous souhaitons accélérer son évolution. Inutile dans ces conditions de chercher une réponse tranchée à la vieille question paralysante de la “ pureté ”, qui a jadis divisé le mouvement ouvrier entre révolutionnaires et réformistes. Cette fausse querelle ne mène à rien : la “ compromission ” commence dès lors que la lucidité ne se traduit pas par un suicide… Pour développer la contestation dans l’organisme, la vie a sélectionné depuis plusieurs centaines de millions d’années le virus comme une forme optimale. Le virus vit de son hôte, il s’agrège peu à peu à toutes ses cellules, il contamine tout ou partie du corps par la contagion. Les idées, les attitudes et les modes aussi sont contagieuses : il n’est qu’à se promener dans la cour d’une école pour le comprendre ! Chaque événement à dimension locale, nationale, continentale ou planétaire donne lieu à une concurrence rapide des interprétations, puis à la sélection d’une interprétation dominante et d’interprétations récessives. Des mots simples comme “ guerre froide ”, “ cyberespace ”, “ exclusion ”, “ globalisation ”, etc. sont ainsi devenus des qualifications dominantes, par un procédé analogue à la contagion virale. Les sociobiologistes qualifient de “ mèmes ” ces réplicateurs narratifs (culturels, idéologiques, religieux) qui ont, comme les gènes, le pouvoir de s’adapter, de muter et de se transmettre. La rumeur ainsi que toutes les armes classiques de la désinformation ou de la guérilla sémantique font également partie des procédés contagieux. Ceux-ci se développent à tous les niveaux cognitifs et émotifs, esthétiques et analytiques. Dans notre perspective, la principale qualité d’un virus est qu’il détruit les éléments adverses tout en préservant le système comme constructeur d’avenir. L’humano-humanisme est un corps déjà malade de nos virus.

Proposition - Ni réforme, ni révolution : évolutions.

3.3 Perspective évolutionnaire (III) : mutation vers l’hégémonie - D’un point de vue évolutionnaire, ce que Gramsci a nommé “ hégémonie ” peut s’interpréter comme une série de mutations dominantes opérées dans le corps social. La seconde forme de transformation du vivant est en effet la mutation. Les gènes d’un organisme sont hiérarchisés dans leurs effets : si la mutation affecte par exemple un gène dit “ homéotique ”, le plan entier de l’individu se trouve transformé chez les générations suivantes. Si elle affecte un gène “ neutre ”, elle se transmet sans conséquence immédiate pour l’espèce. Mais l’accumulation de telles mutations isolées accroît la probabilité de les voir un jour exprimées par l’organisme. Il en va de même pour le système. Comme dans la nature, la possibilité de transmuer un gène homéotique est faible en période normale, grande en période de bouleversement intense. Mais il est revanche possible de multiplier les micromutations à tous les niveaux du système. Encore faut-il trouver les bons mutagènes - c’est-à-dire les analyses, les slogans, les propositions, les actions qui vont conduire à une cristallisation historique du désir de changement, puis au renversement local des idéologies et des pratiques actuellement dominantes. Pris comme système global, le technocapitalisme intègre bien sûr les mutations de l’opinion. Ainsi, aux États-Unis, un nombre croissant de cabinets d’expertise pour investisseurs analyse les entreprises non plus seulement sur leurs bénéfices, mais sur des critères comme la protection de l’environnement, le respect du droit international du travail, le jugement qualitatif porté par les employés, la sécurité et la sauvegarde de l’emploi, etc. Une entreprise qui salit, dégraisse et exploite obtient de la sorte une note qui fait fuir les investisseurs et inquiète les actionnaires. Simple habillage de pure forme ? C’est vrai à l’heure actuelle. Mais jusqu’à quel point qualifiera-t-on à l’avenir de “ capitaliste ” un système qui intègre dans son fonctionnement le respect de normes non marchandes ? Jusqu’à quand qualifieront-on d’ “ humain ” les êtres biologiquement transformés qui s’apprêtent à surgir depuis l’espèce-mère ? L’évolution mutagène du système biocybernétique est porteuse de son autodépassement.

Proposition - Chaque libération d’un territoire réel ou virtuel accomplit une mutation vers l’hégémonie.

4. Politique

4.1 Politique (I) : dépérissement de l’État partitocratique - La forme la plus classique de l’engagement consiste à militer dans un parti politique qui se donne comme tâche la conquête de l’État en vue de changer ensuite la société. Cet engagement, en régression constante depuis la seconde moitié du XXe siècle, reposait sur trois illusions. a) Illusion du parti non oligarchique. A mesure qu’il croît et se rapproche du pouvoir, le parti politique se donne comme tâche sa propre survie (celle de son oligarchie) au détriment de son programme. b) Illusion de l’État tout-puissant. En régime technocapitaliste, l’État se contente de gérer des situations imposées par les marchés et les technosciences, tout en satisfaisant dans cette limite les mouvements d’opinion produits par les médias. c) Illusion de la société inerte. Les sociétés ne sont pas des masses inertes qui changeraient par la seule action du pouvoir central. D’une part, elles évoluent en fonction des pressions de l’ensemble des pouvoirs du système (pas seulement politique) ; d’autre part elles conservent une marge d’autonomie en sélectionnant par elles-mêmes les évolutions jugées positives par les sociétaires.

Proposition - Pour toucher l’État, oublie le parti, vise l’opinion et tire sur tes adversaires.

4.2 Politique (II) : misère de l’utopie et de la nostalgie - La maladie infantile de la gauche est l’utopie : insatisfaction du monde présent au nom d’un monde futur idéal - donc, logique de mouvement et de transformation. Pour la droite, la maladie infantile se nomme la nostalgie : incapacité à accepter le monde présent au regard d’un monde passé idéal - donc, logique d’ordre et de déploration. Les deux modes de pensée appartiennent à la mentalité chrétienne : désolation de la chute adamique (nostalgie) et rêve de la parousie (utopie). Le communisme a été la forme la plus violente de l’utopie transformatrice, le national-socialisme la forme la plus violente de contre-utopie à habillage nostalgique. Le système victorieux a intégré l’utopie comme la nostalgie à titre de simples modes valables dans l’instant présent, non plus de grands récits légitimateurs à partir du passé ou en vue de l’avenir. Ces modes offrent encore des outils efficaces pour des mobilisations partielles - au moins dans la mesure où elles répondent à des types psychologiques (optimiste-pessimiste). Mais au fond, la nostalgie comme l’utopie sont impolitiques : elles se refusent à reconnaître la pluralité et la complexité inhérentes à tout ordre social-historique. Qui veut agir sur le monde doit leur opposer le réalisme évolutionnaire, et la règle des “ 4A ” : Accepte les règles du jeu, Analyse l’état des forces, Anticipe les actions-réactions de l’adversaire, Amorce les évolutions mutagènes.

Proposition - Deviens l’origine du futur.

4.3 Politique (III) : Acheminement vers l’hyperpolitique - Contrairement à une idée répandue, nous n’assistons pas à la disparition du politique, que symboliserait sa soumission à l’économique, au juridique, à la morale ou à la technique. La liquéfaction de l’État et des formes anciennes de mobilisation-participation (partis, syndicats) a au contraire entraîné la prolifération du politique - passage de la stase à la métastase. Peuvent être considérés comme politiques les choix budgétaires d’une multinationale, le package d’un produit de consommation, la communication d’un laboratoire pharmaceutique, les programmations d’une station musicale, les propos d’une marionnette télévisuelle, les prévisions des experts scientifiques, etc. Bill Gates, Rupert Murdoch ou George Soros ne se contentent pas de faire du profit : ils désignent l’ami et l’ennemi, imposent des normes et des règles à leur communauté captive, livrent la guerre à leurs concurrents privés et publics, forment des armées disciplinées de cadres. Novartis, Advanced Cell Technologies ou Rhône-Poulenc ne se contentent pas de faire des recherches biotechnologiques : ils modifient la substance de l’alimentation, réorganisent les chaînes de productions de biens fondamentaux, planifient la reproduction humaine. Médecins sans frontières, Médecins du monde, ADT-Quart Monde ne se contentent pas d’organiser des œuvres sociales et des missions humanitaires : ils tracent les frontières entre barbares et civilisés, victimes dignes et indignes, souffrances tolérables et intolérables, bourreaux pardonnables et impardonnables, systèmes politiques acceptables et inacceptables, etc. L’hyperpolitique désigne la compréhension active de cette mutation du politique. L’hyperpolitique est conquête du local dans un système global.

Proposition - Le pouvoir traverse ton corps comme ton esprit. Il se conquiert de bas en haut - c’est-à-dire depuis toi-même.


Conclusion


Le XXIe siècle de l’ère chrétienne sera le premier siècle de la Mutation. Deux enjeux majeurs s’y dessinent : liquidation de l’humano-humanisme dans l’ordre de la représentation, asservissement du capital à la technoscience dans l’ordre de la réalité.

La liquidation de l’humano-humanisme se réalise pratiquement par la séparation des individus et conceptuellement par les avancées de la science. Cette dernière redéfinit de fond en comble la notion même d’“ homme ”. Ce renversement en cours des valeurs néolithiques de l’idéologie, de la morale et de la religion annonce l’ouverture des possibles.

Le capital est un moment de la technoscience, et non l’inverse. Provisoirement associés dans le technocapitalisme, ces deux dispositifs ont vocation à entrer en conflit. Depuis son origine, l’homme doit sa survie aux progrès de sa rationalité théorétique et instrumentale. Celle-ci forme la véritable infrastructure de son histoire singulière, contrairement à ce qu’affirmaient les épiciers Adam Smith et Karl Marx. Le capitalisme des deux derniers siècles, héritier d’un mécanicisme désuet et chantre d’une rationalité limitée, a permis la mise en place du système biocybernétique. Mais ce dernier n’a pas pour finalité principale le profit : il vise avant tout la réplication optimale du vivant dont il est l’expression artificielle la plus complexe. Naïvement perçu comme modèle achevé de toute organisation humaine, le marché redeviendra ce qu’il est : une simple modalité distributive de biens et de services, parmi d’autres.

L’homme a toujours recherché la stabilité face au chaos : le système biocybernétique lui apporte le cadre le plus efficace d’une telle mise au pas. Mais il offre aussi un autre visage, plus inquiétant et séduisant, plus admirable et redoutable : une instabilité originelle créatrice d’énergie, une conquête assoiffée de territoires inconnus, un atome en fission accouchant d’un univers brûlant et glacial. Dans la concentration tendancielle des forces de mobilisation totale du monde par lui-même, les sphères supérieures de la création - science, technique, philosophie, art - sont de nouveau engagées dans la maîtrise de la maîtrise.

Tout comme les dieux voulurent asservir les titans créateurs de la Terre.

LES MUTANTS, en l’an II

 

Cet hypertexte est libre de tout droit. Il a pour seul fonction de coloniser les cerveaux et veut pour cela être reproduit à l’infini dans l’espace des représentations. Toute copie est un pas vers la Mutation.