Non aux intégrismes !

 

 

Depuis le démarrage du fameux débat sur le voile à l'école, dans lequel la plupart des personnalités politiques se sont plus ou moins embourbées, nous avons assisté à un drôle de retournement : des féministes défendant la « célèbre liberté » des femmes à porter le voile, des laïcs s'inquiétant de supposées discriminations que leur camp ferait subir aux tenants de la suprématie des lois divines sur les lois républicaines, des militants de la gauche la plus radicale soutenant des positions rétrogrades en matière de droits de la personne, et parfois carrément antisémites, par crainte de passer pour islamophobes… Car, depuis que l'intégrisme religieux tient le haut du pavé, ce sont les républicains, les démocrates, les laïcs, défenseurs historiques des libertés, qui passent pour liberticides et racistes.

 


Certes, la loi sur la laïcité à l'école va probablement être adoptée par le Parlement. S'agit-il pour autant d'une véritable victoire ? Pour l'heure, ce n'est qu'un acte de résistance, ou d'auto-défense, rien de plus. Qui plus est, c'est une initiative focalisée sur la question du voile à l'école, alors qu'il aurait été souhaitable de profiter des débats autour d'une loi pour dénoncer tous les accrocs à la laïcité – et ils sont nombreux. En particulier, il est significatif qu'on n'ait pas abordé la question de l'Alsace et de la Moselle, où les catéchistes catholiques et protestants sont payés par l'Etat pour faire des cours de religion pendant les heures de classe. La classe politique aurait dû saisir ici l'opportunité pour faire disparaître ce statut particulier, datant de 1905.
Cette absence de courage politique est d'autant plus coupable que, pour tout observateur attentif des débats à la Commission Stasi et dans la presse, il est clair qu'il ne s'agit pas d'une loi « anti-voile », mais d'une réaction sociale à des menaces aussi précises que récentes. Ces menaces proviennent de tous bords, comme nous allons le voir, même s'il est vrai que le voile est le principal révélateur, avouons-le. Ce n'est pas parce que le voile est un signe musulman, mais parce qu'il constitue plus qu'un marqueur religieux. Le voile envoie un signal qui va au-delà de l'appartenance à la religion musulmane. Le message est plutôt : « j'adhère à une vision intégriste et sexiste de l'Islam. » Ce qui est pour le moins contradictoire avec une société ouverte, tolérante et respectueuse du principe d'égalité hommes/femmes. Dès lors, il devient difficile de faire comme si le voile n'était pas antinomique avec nos valeurs laïques et républicaines. Le débat sur la laïcité ne doit donc pas se clore sur la future loi concernant les signes religieux à l'école, mais au contraire se poursuivre et s'approfondir.

 


Ne nous y trompons pas. Le problème en tant que tel, ce n'est pas telle ou telle ethnie, ni même la religion musulmane (bien que nous considérions toute religiosité en général comme un résidu d'archaïsme). Non, le problème, c'est bien l'intégrisme religieux, sous toutes ses formes. Parce qu'il porte un projet politique, qui va à l'encontre des valeurs républicaines et laïques, et partant de toute la modernité. C'est un idéal qui prétend être supérieur à l'idéal choisi par le peuple dans le cadre d'une République, et qui va au-delà de la délibération des hommes. En effet, contrairement aux simples croyants, les intégristes ont cette particularité de vouloir imposer aux autres leurs idées et leurs modes de vie, dans la mesure où ils tiendraient cette manière de régir la vie commune du divin lui-même, et du divin tel qu'ils l'interprètent. Une telle attitude est donc nécessairement intolérable, puisque intolérante. Elle représente une idéologie potentiellement totalitaire, justifiant qu'on se préoccupe davantage de celle-ci que d'autres formes d'extrémismes.
Sans doute une loi n'aurait peut-être pas été indispensable en un contexte moins troublé. Si les trois religions du Livre avaient suivi une évolution plus pacifiée, on n'aurait pas besoin de rappeler que la laïcité n'est pas seulement une position de neutralité, mais un processus historique fondateur des valeurs modernes. La sécularisation des valeurs s'est faite contre l'Eglise catholique, principalement, et un tel processus nous a déjà coûté. Rappelons simplement qu'en 1905, le Vatican a rompu diplomatiquement avec la France, que tous les députés laïcs qui avaient voté la loi de la séparation de l'Eglise et de l'Etat ont été excommuniés. Et le niveau de tension de violence verbale était bien supérieur à celui que nous connaissons aujourd'hui. Par conséquent, s'il faut arracher la laïcité à l'intégrisme musulman, nous le ferons. Et on devra retrouver cette laïcité de combat qu'on avait abandonnée, croyant que les religions s'étaient apaisées.

 


A tort avions-nous pensé qu'après les guerres de religion, après les débats sur la place des religions dans la République, la croyance religieuse était devenue une question strictement privée et que l'espace public garantissait à tous les croyants et non-croyants une coexistence pacifique. Il n'en est rien.
Des faits qu'on pensait déconnectés les uns des autres prennent soudain un relief inquiétant. Ainsi Israël, pays fondé sur un projet plutôt laïc, a vu apparaître des partis religieux, et le Likoud, partisan du retour à toute la terre d'Israël biblique (Eretz Israel), a finalement accédé au pouvoir. En 1978, Jean-Paul II devient le nouveau Pape et, immédiatement, sous une impulsion traditionaliste, les proches de l'autorité pontificale renouent avec les dénonciateurs de Vatican II. En 1979, l'ayatollah Khomeyni arrive au pouvoir en Iran et, alors qu'il avait enjoint les femmes de manifester à ses côtés, il les force à remettre le voile. En 1976, Jimmy Carter est élu président des Etats-Unis : baptiste du Sud, il se montre indulgent à l'égard du wahhabisme saoudien. Cette offensive par le haut est relayée par une offensive par le bas dans l'espace social, culturel et associatif : fondamentalisme et évangélisme aux USA, des groupes fondamentalistes (pentecôtistes protestants, charismatiques catholiques, etc.) s'opposent aux médecins pratiquant l'avortement et militent contre l'enseignement de Darwin à l'école., judaïsme nationaliste ou orthodoxe (loubavitch) en Israël et dans la diaspora, islam piétiste (tabligh) ou révolutionnaire… Ainsi, au moment même où les libertés individuelles connaissaient leur plus grand épanouissement, les Occidentaux n'ont pas vu que la réaction s'organisait.

Loin d'être retombée, cette vague fondamentaliste a au contraire submergé le monde. Dès les années 1990, le conflit dans l'ex-Yougoslavie est révélateur de l'importance que revêt le facteur religieux dans les crises identitaires. Les grands argentiers du régime saoudien financent et continuent à financer le terrorisme islamiste international. Qu'on pense aussi à la montée de l'intégrisme musulman dans certains pays asiatiques (Indonésie, Pakistan, après l'Afghanistan, ainsi que toutes les républiques turcophones de l'ex-Union Soviétique). Au Moyen-Orient, les Etats qui résistent sont durement touchés : songeons à la guerre civile larvée qui ensanglante l'Algérie depuis plus de dix ans, ou bien, plus récemment, aux attentats de Casablanca ou d'Istanbul. On pourrait multiplier les exemples.
Mais il y a pire. Alors que les intégristes chrétiens gagnent du terrain aux Etats-Unis, le président Georges W. Bush lui-même est issu de leurs rangs : il appartient en effet à l'Eglise unie méthodiste. C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre la guerre sainte lancée contre l'Axe du Mal (au-delà des cas de Ben Laden et des Talibans). Depuis qu'il est élu, le président américain a toujours terminé ses discours en invoquant l'aide de Dieu. La rhétorique du président Bush (« ceux qui ne sont pas avec nous sont avec les terroristes », « nous sommes bons », etc.) a favorisé un discours binaire et manichéen qui coïncide avec les schémas de pensée des intégristes. Dans le conflit avec l'Irak, il a non seulement affirmé que Dieu était de son côté, mais les fondamentalistes qui l'entourent ont même réussi à faire adopter des résolutions par le Congrès et le Sénat invitant le peuple américain à prier et à jeûner afin d'assurer la protection divine aux troupes américaines.
Or les ennemis des intégrismes juif, musulman ou chrétien sont les mêmes : les homosexuels, les femmes, les libertés du corps et les étrangers. Les homosexuels sont sacrilèges, les femmes qui avortent, impures, celles qui sont infidèles, bonnes à lapider, les corps sont trop libres, et ainsi de suite.
Par conséquent, la thèse du « choc des civilisations », élaborée par Samuel P. Huntington, peut se lire de deux façons : soit comme le choc des fondamentalismes juif, chrétien et musulman, soit comme le choc entre l'intégrisme monothéiste et le monde laïc. Nous en avons une preuve parmi d'autres avec le fonctionnement de l'ONU : alors que le discours de façade est une condamnation unanime du terrorisme international et des intégrismes religieux, les réunions multilatérales plus officieuses voient des alliances se créer entre les fondamentalistes juif, chrétien et musulman. Seuls les représentants de l'Union européenne défendent encore tant bien que mal une ligne laïque. Et encore : même l'Union européenne est menacée, en particulier sous l'impulsion du front hispano-polonais, puisqu'il est question de faire référence à Dieu à la religion chrétienne dans la future Constitution…

 


Comment en sommes-nous arrivés là ? Après une phase agressive, dans les années 1970-80, où les fondamentalismes opèrent en ordre dispersée, apparaissant comme une réaction archaïque au monde moderne, des stratégies plus subtiles et plus souterraines vont se mettre en place.
Rappelons d'abord quelques faits. Dans le cadre de « l'offensive par le bas », la fin des années 1980 est marquée par des affaires où l'agressivité du fondamentalisme est repérée et condamnée comme telle. Deux événements vont signifier l'arrêt de cette stratégie, à maints égards contre-performante : l'affaire Scorsese et l'affaire Salman Rushdie.
Le 22 octobre 1988, le cinéma Saint-Michel, à Paris, est la cible d'un attentat qui fait 13 blessés. Cet attentat est commis par trois intégristes catholiques, contre la projection du film de Martin Scorsese : La dernière tentation du Christ. Un tel acte s'explique par le climat créée à l'époque par Bernard Antony, député européen FN, représentant la tendance catholique dure au sein du parti, et ses acolytes.
Tout le monde a en mémoire la fatwa de l'Imam Khomeini du 14 février 1989, prononcée sur les ondes de Radio Téhéran, condamnant Salman Rushdie à la peine de mort pour son livre controversé Les versets sataniques. Dès l'annonce du 14 février, la fondation iranienne politico-religieuse Khorad 15 offre une récompense d'un million de dollars à quiconque tuerait Rushdie. Depuis lors, d'autres cas similaires se sont produits : Ibn Warraq, indo-pakistanais, auteur d'un livre retentissant intitulé Pourquoi je ne suis pas musulman, doit vivre caché. Depuis la publication de son livre, la Bangladaise Taslima Nasreen, qui osa protester, en 1993, contre la condition des femmes en pays d'islam, est menacée de mort.
Bien vite néanmoins, les têtes pensantes des mouvements intégristes se sont rendu compte de leur erreur tactique : dans les pays occidentaux, et principalement en terre des droits de l'homme, mieux vaut être du côté des victimes que du côté des agresseurs. A partir de là, on note un virage à 180 degrés. Le changement de ton est donné par l'intégrisme catholique. Dès 1984, Bernard Antony créait L'Agrif (l'Alliance Générale contre le Racisme et pour le respect de l'Identité Française et chrétienne), dont le but officiel est de lutter contre le racisme anti-français et anti-chrétien. Entre autres actions, l'Agrif attaque régulièrement Charlie Hebdo en justice.
Plus intéressante encore, la stratégie employée par les intégristes musulmans : ils inventent de toutes pièces un nouveau grief, l'islamophobie, terme importé en France par Alain Gresh, dans un article du Monde Diplomatique de novembre 2001. Un des instigateurs de ce revirement est Tariq Ramadan, sorte de lobbyiste islamiste en Europe, puis aux Etats-Unis. Issu d'une famille politique, petit-fils du fondateur des Frères Musulmans, Hassan al-Banna, il a été désigné en 1993 par cette internationale islamiste comme responsable de la Daawa (prêche) pour l'Europe. Ils est le neveu d'Omar Abdel Rahman, cerveau du premier attentat contre le World Trade Center, condamné aux Etats-Unis à la prison à vie. Depuis fin décembre 2002, le centre islamique de Genève, dont Tariq Ramadan est membre du conseil d'administration et dont le frère, Hani Ramadan, est le directeur, figure parmi les organisations visées dans une procédure sur Al-Qaeda. Les Ramadan et leurs réseaux d'activistes n'ont de cesse de traquer toutes les traces d'islamophobie.
En France, ils ont été particulièrement efficaces pendant le débat sur le port du voile à l'école. Ils ont fait du voile le symbole des libertés religieuses, et de son interdiction, un signe évident d'islamophobie. Rappelons pourtant que le port du voile n'est nullement prescrit dans le Coran : il s'agit d'une interprétation intégriste de la Charia. Mais on voit tout l'intérêt de cette nouvelle stratégie : jeter la suspicion sur les défenseurs de la laïcité, prendre une posture valorisante de victime, amalgamer les arabes, les musulmans et l'islamisme, centrer les débats sur l'Islam, et non plus sur le racisme (concept transversal pouvant renvoyer à tout le monde)… Et cela fonctionne plutôt bien, puisque des féministes, des représentants de la Ligue des droits de l'homme et quelques intellectuels en mal d'engagement se sont retrouvés dans les manifestations pro-voile. Les idéologues de l'intégrisme musulman, Ramadan en tête, ont donc réussi à semer le trouble et à embrouiller le débat, au seul bénéfice de leur camp.

 

 

Il est donc temps de réagir et de choisir clairement sa position : défense inconditionnelle de la laïcité ou compromission avec la pensée intégriste. De même qu'il faudrait réfléchir de plus près aux effets pathogènes du renouveau religieux dans la modernité.

 

 


Références :

Gilles Kepel, 1991, La Revanche de Dieu, Seuil, col. Points actuels.

Caroline Fourest et Fiammetta Venner, 2003, Tirs croisés : La Laïcité à l'épreuve des intégrismes juif, chrétien et musulman, Calmann-Lévy.