Du luddisme au bovisme

Faucher les OGM sur ordre d'une pipe moustachue a été présenté comme le nec plus ultra de la conscience sociale et environnementale - citoyenne pour tout dire. Cela s'appelle le bovisme. Au fait, si l'on arrêtait cette farce ?

Dans le 18 Brumaire, Marx rappelle à la suite d'Hegel que tous les événements se jouent deux fois sur la scène de l'histoire. Mais il précise : " la première fois comme tragédie, la seconde comme farce ". De Nelson Ludd à José Bové, l'hégéliano-marxisme trouve une belle confirmation empirique - une fois n'est pas coutume, diront les mauvaises langues.

Nous appelons ici bovisme l'idéologie dont José Bové est l'idole - et qui n'a donc rien à voir avec les bovins, si ce n'est à titre métaphorique. " Idéologie " est un bien grand mot, en fait : José Bové et ses admirateurs n'ont rien produit qui ressemble à une vision cohérente du monde, a fortiori une théorie critique de l'évolution des sociétés. Ils sont plutôt le reflet spectaculaire de l'esprit du temps - un esprit très déprimé - en France et en Europe.

Au fond du bovisme, à gauche derrière la moustache, on trouve une attitude purement négative : notre monde est mauvais. C'est le cri de ralliement millénaire des utopies, eschatologies et autres hérésies. C'est aussi, plus basiquement, le sifflet de rassemblement du troupeau des individus mal dans leur peau, armée de réserve de toutes les contestations sans lendemain. A ce fond dépressif, anxieux ou phobique (selon les personnalités) s'ajoutent en l'occurrence les mantras lancinants de l'altermondialisme : les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres, les classes moyennes de plus en plus moyennes, le progrès technique mène à la régression sociale, l'utralibéralisme conduit la douce nature et le noble travailleur à sa perte, le climat se réchauffe, le krach boursier menace, le niveau des mers monte, 90 % des espèces (dont l'ouvrier et le paysan) auront disparu dans deux décennies… Avec bien sûr, en surplomb des psaumes de la déploration, le métaslogan planétaire désormais aussi connu que la signature de Nike ou de Sony : un-autre-monde-est-possible. Ceux qui y croient ont même le droit de le visiter dans les étables de nos brebis garanties 100 % françaises, bio et antilibérales.

Le bovisme stricto sensu n'aura duré que le temps d'un spectacle, et l'on sait qu'à l'échelle de l'audimat, les spectacles sont de plus en courts. Il a connu son apogée lorsque les studios d'enregistrement voulaient à tout prix marier deux symboles de la nostalgie française fantasmée, José Bové et Amélie Poulain, le petit gaulois à moustache dru et pipe canaille avec la petite gargouille à sourire obligatoire et bonté dégoulinante. Il ne reste au fond du bovisme que des parcelles de cultures expérimentales arrachées et un restaurant déglingué. Plus un bon millier d'hectares de forêt parti en fumée pour produire le papier d'imprimerie nécessaire aux non-commentaires de ces non-événements.

Le luddisme historique était adossé à la défense d'une catégorie de travailleurs face à une innovation technique. Il avait au moins sa cohérence. Dans le cas du bovisme, rien de tel. Les paysans français sont passés de 30 à 3 % de la population active en l'absence de toute pression des OGM. Ces derniers ne remettent de toute façon pas en cause l'agriculture bio ou extensive défendue par l'amicale du fromage de chèvre cévenol. Et les industriels de l'agriculture intensive n'ont aucun état d'âme à racheter chaque année des semences, OGM ou non, pourvu que la productivité soit au rendez-vous. Il faut dire que ces industriels ont en tête de nourrir les 6 milliards d'individus d'une humanité prolifique, détail que les admirateurs des modèles paléolithiques ou néolithiques oublient généralement.

Quant au débat de fond sur les OGM, l'argumentaire du bovisme est aussi vide que le cerveau d'une limace. Un changement qualitatif dans l'histoire des technologies agricoles ? C'est faux. La tomate, le maïs ou la vache laitière n'ont déjà rien de naturel. Ce sont déjà des fabrications humaines, avec mélange des génomes de plusieurs espèces dans certains cas. Un danger pour la santé humaine ? C'est faux. Aucune des études sérieuses menées depuis trente ans sur la question ne mentionne le moindre risque pour l'homme. Un cheval de Troie du capitalisme ne visant que les profits ? C'est faux. Les OGM servent aussi à produire de nombreux médicaments comme l'insuline, l'hormone de croissance, des vaccins, des antiviraux. Les chercheurs travaillent à des plantes surnutritives destinées à combattre les famines et les carences. Et en tout état de cause, l'agriculture industrielle n'a pas attendu les OGM pour être capitaliste. Bref, tout est factice dans le bovisme, aussi factice que l'image d'Épinal du berger paisiblement installé dans sa ferme qui passe en fait l'essentiel de son temps à sauter d'un avion à l'autre pour ne pas rater une conférence de presse des kermesses altermondialistes.

Qu'importe au fond la vérité ? La peur est mauvaise conseillère, mais excellente propagandiste. Le bovisme en a fait logiquement son fond de commerce dans l'imaginaire d'enfants gâtés et vieillis avant l'âge des jeunes générations occidentales.

Au-delà du bovisme, c'est le procès de toute une époque qu'il faudrait ici instruire. Tandis que l'Inde et la Chine s'engouffrent joyeusement dans la mondialisation, tandis que les Etats-Unis redoublent d'agressivité (au bon et mauvais sens du terme) pour ne pas perdre leur place, l'Europe en général et la France en particulier cultivent la nostalgie morose. Chez les sortants de l'histoire, les innovations majeures semblent le dépoussiérage rapide des vieilles lunes idéologiques du XIXe siècle (nationalisme à droite, marxisme à gauche), le maintien sous perfusion d'un Etat maternant présenté comme modèle indépassable, la défense réactionnaire de tous les avantages acquis depuis le Moyen Age, l'extension maladive du principe de précaution au moindre pet de mouche susceptible de rompre les soi-disants " grands équilibres " de ces deux systèmes en déséquilibre permanent que sont la vie et la Terre. Et tout cela en regardant tourner les pales d'éoliennes ou fumer les biomasses, avec la moue crispée du citoyen concerné par l'avenir de la planète.

On peut nous présenter cet horizon comme le signe d'une grande maturité. Mais ainsi que le savent très bien les amoureux de la nature, bovistes en tête, ce qui vient après l'âge mûr, c'est l'âge pourri.