Entretien avec le Pr Gregory Stock
Le choix germinal est inéluctable !
Titulaire dun diplôme en biophysique de lUniversité John Hopkins et dun MBA de lUniversité Harvard, le Pr Gregory Stock dirige aujourdhui le programme Médecine, technologie et société de lEcole de Médecine de lUniversité de Californie (Los Angeles). Membre du comité éditorial de lAmerican Journal of Bioethics, habitué des grands débats médiatiques ou universitaires, il est par ailleurs lauteur prolifique et internationalement reconnu douvrages consacrés à limpact des progrès scientifiques. Depuis son premier best-seller (The Book of Questions) publié dans les années 1980 et traduit en plus de quinze langues, le Pr Stock a notamment écrit Engineering the Human Germline (Oxford University Press) et Metaman (Simon & Schuster). Son dernier ouvrage, Redesigning Humans (Profile Books, 2002, 276 p.), prophétise lémergence imminente dune humanité modifiée par les biotechnologies. Le Pr Stock a accepté de répondre aux questions des Mutants. Visite guidée dans notre futur proche.
Dans deux ouvrages récents, Francis Fukuyama et Jürgen Habermas ont mis en garde contre lapplication des biotechnologies à notre espèce, la possible transformation de la nature humaine et lavènement dun eugénisme libéral. Dans votre récent essai, vous défendez au contraire le principe dun remodelage de lhomme par le choix germinal, cest-à-dire la modification génétique de lembryon aux premières phases de son développement. Mais la première question qui vient à lesprit est : ce débat est-il fondé sur des possibilités techniques réelles ou sur une vision fantasmatique du futur ?
Gregory Stock : Il est clair quà présent et dans les années à venir, on ne peut pas encore faire grand chose à laide des biotechnologies, qui commencent seulement leur essor. Ce sera laffaire de deux générations. Mais il existe déjà quelques possibilités. Par exemple, lors des fécondations in vitro, vous pouvez effectuer un screening [analyse du génome] de lembryon pour identifier les maladies les plus fréquentes ou choisir le sexe de lenfant à naître. Même les scientifiques qui sont impliqués dans ces développements restent toutefois prudents. Ils disent : nous verrons dans cinquante ou cent ans. Mais ces quelques décennies sont une simple seconde quand on raisonne sur le temps de lévolution.
A rebours des penseurs que vous citez, il me semble que les gens ne refusent pas lidée même dappliquer des biotechnologies pour améliorer leur état physique ou mental. Ils craignent plutôt que cela ne marche pas ou que cela soit réservé à un petit nombre . Si cétait le cas, si les échecs étaient plus nombreux que les succès, lidée dune transformation biotechnologique de lhomme disparaîtrait comme une simple hubris millénariste. Ce qui fait peur au fond aux personnes comme Fukuyama ou Habermas, cest le succès éventuel de ces technologies : elles deviendraient alors si séduisantes que personne ny résisterait et quun grand nombre de personnes les utiliseraient. Ce serait la fin de lhumanité telle que nous la connaissons.
Une chose est sûre : nous découvrons les secrets de la vie, nous comprenons comment elle fonctionne, nous apprenons peu à peu à intervenir dans ses processus et les modifier. Certaines personnes ne veulent pas imaginer que lon utilisera ces connaissances. Mais cest bien peu probable. Le remodelage de lêtre humain sinscrit de manière sans doute inéluctable dans la prolongation des avancées actuelles de la médecine, notamment de la procréation artificielle (fécondation in vitro), de la génomique fonctionnelle, de la thérapie génique et de la bio-informatique.
Ce qui effraie beaucoup de personnes, cest le spectre de leugénisme classique du XXe siècle, tel quil a été pratiqué par des démocraties autoritaires ou des Etats totalitaires. Cela vous semble-t-il une menace réelle ?
Gregory Stock : Ce qui est réellement détestable à mes yeux, ce sont en effet de tels projets génétiques imposés par des gouvernements. Mais je ne crois pas du tout quils soient dactualité aujourdhui. Le développement des biotechnologies se fait dans une société qui privilégie les choix individuels : chacun est libre de décider de ce qui bénéficiera à lui et à sa descendance.
Le génotypage des embryons dont nous parlions permettra justement aux parents de choisir un futur bébé dépourvu de pathologies graves, mais aussi pourvu de certaines qualités. Quen pensez-vous ?
Gregory Stock : Le screening des embryons par biopuces arrivera dans la décennie et, au-delà des maladies, il permettra en effet de tester des aptitudes, des tempéraments, des personnalités pourvu quils comportent une part génétique, ce qui est en général le cas. Pour autant, les futurs parents nagiront pas nécessairement dans une logique d amélioration . Ainsi, on peut parfaitement imaginer que des sourds choisiront davoir des enfants sourds. Mais linverse est également vrai : une personne renfermée pourra corriger ce quelle estime être un défaut en atténuant la timidité de sa descendance. Sur le plan individuel, il existera sans doute des boucles rétroactives positives entre le choix germinal et le tempérament qui mène à ce choix.
Contrairement à ce qui est souvent dit, il me semble que la diversité génétique va augmenter : croire que tout le monde optera pour le même modèle est une projection erronée de ses propres choix personnels. Car tout le monde na pas le même désir pour les aptitudes physiques, intellectuelles ou artistiques. Il y aura certainement des effets de mode, mais cela même contribuera aux différences. De plus, croire que les gens vont choisir la couleur des yeux ou des cheveux est très prosaïque et naïf. Pour une raison simple : il y a aura toujours compétition entre ce qui est changé simplement, de manière somatique, et ce qui est changé profondément, de manière génétique. Si vous voulez des cheveux verts et des yeux violets, il sera toujours plus simple et moins dangereux de recourir à des cosmétiques et des lentilles que de modifier le génotype de manière irréversible.
Précisément, vous doutez quelque peu de lavènement du cyborg tel que le pronostiquent des auteurs comme Ray Kurtzweil ou Hans Moravec. Vous dites que nous sommes trop attachés à la chair . Pouvez-vous préciser votre pensée ?
Gregory Stock : A partir des progrès de linformatique, particulièrement de lintelligence artificielle et des nanotechnologies (miniaturisation des puces), les auteurs que vous citez pensent que nous allons droit vers une fusion de lhomme et de la machine. Celle-ci pourrait par exemple prendre la forme dimplants cérébraux améliorant telle ou telle de nos capacités cognitives, voire dun véritable téléchargement du contenu de lesprit humain dans un programme informatique, ce qui donnerait une forme dimmortalité.
Je suis sceptique pour plusieurs raisons. Dabord, nous sommes de nature biologique et nous voulons le rester, dun point de vue émotif. Etendre nos sens, augmenter notre force physique, élargir les aptitudes de lesprit est très séduisant. Mais à moins que le corps soit très malade ou affaibli, peu dentre nous souhaitent remplacer purement et simplement le carbone de lorganisme par le silicium de la machine. Ensuite, dun point de vue technique, le fonctionnement de lesprit est extraordinairement complexe et je doute de limminence dune fusion massive des nanopuces et des neurones. Cela sera peut-être le cas au-delà du XXIe siècle. Mais les vrais progrès et les vrais changements des générations à venir nos enfants et les enfants de nos enfants concerneront dabord notre biologie. Enfin, comme je le disais à propos du choix entre intervention somatique et intervention germinale, il y a toujours compétition entre les technologies et calcul coût-bénéfice chez lutilisateur. Cest la raison pour laquelle je crois plus au fyborg (Alexander Chislenko) quau cyborg. Le fyborg utilise les technologies non-biologiques pour augmenter ses capacités biologiques, mais il le fait de manière externe, non permanente et non invasive. Cest déjà le cas pour les lunettes ou le téléphone. On peut imaginer de nombreuses technologies qui étendent ainsi nos sens, notre mémoire, notre intelligence sans remettre pour autant en cause notre nature biologique. Moins risquées et tout aussi efficaces que lhypothèse cyborg, cette fyborgisation aura sans la préférence des individus.
Revenons à la biologie. Dans votre essai, vous soulignez que le choix germinal est plus simple et, en un sens, plus naturel que le choix somatique. Quentendez-vous par là ?
Gregory Stock : Lors de ses premiers instants de vie, lembryon est formé de cellules souches dites totipotentes, car elles vont donner naissance à toutes les cellules spécialisées et différenciées de lorganisme (peau, muscles, organes, etc.). Ce processus de différenciation, fondé sur lactivation et linactivation de certains gènes architectes, est extrêmement complexe. Lorsque les cellules sont différenciées dans lorganisme, il devient très difficile deffectuer des corrections génétiques ciblées. Les actuelles échecs des thérapies géniques somatiques en témoignent. La situation est inverse dans le choix germinal, qui consiste à intervenir aux premiers stades du développement embryonnaire. Les gènes modifiés dans les cellules souches totipotentes vont ensuite sexprimer naturellement avec les autres, lors de la différenciation.
Les modifications ainsi induites sont définitives car elles affectent les cellules reproductrices dites germinales, et seront donc transmises à la descendance. Dans votre livre, vous suggérez le développement de chromosomes artificiels qui laisserait le choix aux individus. Quel en est le principe ?
Gregory Stock : Cest assez simple. Lhomme possède comme vous le savez 23 paires de chromosomes. Lidée consiste à y ajouter une nouvelle paire de chromosomes artificiels (47 et 48). Ceux-ci seraient les réceptacles potentiels de modules génétiques conçus en fonction des progrès de la recherche biomédicale. On pourrait y insérer et y exprimer à volonté de nouveaux gènes, ce qui laisse à lindividu le choix des modifications au cours de son existence ainsi que le choix des modifications transmises à ses enfants.
Mais, cela ressemble à de la science fiction ! Existe-t-il déjà des travaux dans ce domaine ?
Gregory Stock : Bien sûr. Mario Campecchi, scientifique pionnier de la création de lignées animales knock out [NDT : dont certains gènes ont été sélectivement désactivés pour les besoins de la recherche], travaille déjà sur cette idée des chromosomes artificiels et il la défendue lors dun symposium international que jorganisais en 1998 avec John Campbell. John Harrington et Huntington Willard sont également en pointe de la recherche en ce domaine et ils sont parvenus à créer des chromosomes artificiels chez la bactérie et la levure. En 1999, une compagnie de biotech a annoncé la création dune lignée de souris pourvue dune paire de chromosomes surnuméraires et parvenant à se reproduire normalement sur plusieurs générations. En 1998, une autre société est parvenue à transmettre un chromosome synthétique sur une centaine de générations cellulaires de tissus humains en culture in vitro.
Aujourdhui, de nombreux gouvernements interdisent le clonage reproductif et la thérapie génique germinale. Il semble que les faiseurs dopinion sont de plus en plus conservateurs en ce domaine. Que pensez-vous de cette évolution des législations ?
Gregory Stock : Il est inutile dinterdire car les biotechnologies émigreront de toutes façons dans des régions qui les autorisent ou elles se développeront de manière clandestine. Elles sont inévitables car elles ne représentent quune extension de la médecine. A mesure que nous progressons, il ny a plus vraiment de limites claires entre la thérapie et lamélioration, entre la prévention et le traitement, entre le naturel et lartificiel. Les critiques de ce phénomène, comme Fukuyama, refusent de reconnaître lévidence : les gens veulent toujours repousser la limite dâge, ne pas être malade, se doter des meilleurs atouts pour la vie. On ne peut rien contre cela. Ainsi, quand lAllemagne interdit le screening génétique des embryons, les couples vont le pratiquer à Bruxelles ou à Londres. Le clonage reproductif est interdit aux Etats-Unis ou en Europe, mais les chercheurs le pratiqueront à Singapour, en Chine ou ailleurs.
La voie de la sagesse est celle de la science : il faut autoriser le plus dexpérimentations possibles, quitte à faire des erreurs pour les corriger ensuite. Ce processus dessai-erreur guide depuis toujours le progrès des connaissances et des techniques. De longues périodes dexploration vont être nécessaire, car les opinions publiques sont parfois conservatrices et les interventions sur le vivant sont complexes. De plus, il ny aura jamais de consensus sur la question car personne na la même définition de ce qui fait la liberté et la dignité de lhomme. Ceux qui utiliseront ces nouvelles technologies auront un profil psychologique différent de ceux qui les refuseront. A cet égard, la vraie ligne de démarcation de lavenir ne sera pas forcément entre riches et pauvres, mais plutôt entre lapproche scientifique et la conviction religieuse. Pour ma part, il me semble que lexpression propre de lhumanité consiste à toujours repousser les limites et à rendre possible ce dont ont rêvé les générations antérieures.